Elle se leva pour se diriger vers la porte mais s’arrêta quand Seldon ne put s’empêcher de lui demander : « Vous faites partie du corps enseignant ? »
Elle se retourna et lui adressa un sourire espiègle. « Je ne vous parais pas assez vieille ? J’ai décroché mon doctorat il y a deux ans à Cinna et je suis ici depuis. Dans quinze jours, je fête mes trente ans.
— Désolé, dit Seldon, souriant à son tour, mais vous ne pouvez pas espérer en paraître vingt-cinq sans soulever des doutes quant à votre statut universitaire.
— N’est-il pas aimable ? »
A cette remarque, Seldon sentit une vague de plaisir l’inonder. Après tout, se dit-il, on ne peut pas échanger des amabilités avec une femme séduisante et se sentir entièrement étranger.
18
Dors avait raison : le petit déjeuner n’était pas mauvais du tout. Il y avait quelque chose qui contenait indubitablement des œufs et la viande était agréablement fumée. La boisson au chocolat (Trantor en était friande et Seldon n’y voyait pour sa part aucune objection) était peut-être synthétique mais elle était savoureuse et les petits pains étaient frais.
Il sentit qu’il n’était que justice de le reconnaître : « Ce déjeuner a été fort agréable : la nourriture, le cadre, tout.
— Vous m’en voyez ravie. »
Seldon regarda autour de lui. L’un des murs était percé d’une rangée de fenêtres et, même si la véritable lumière du jour n’y pénétrait pas (il se demanda si, au bout d’un moment, il n’allait pas finir par se satisfaire de cet éclairage diffus et cesser de chercher des rayons de soleil dans les pièces), l’endroit était assez lumineux. Très lumineux, même, l’ordinateur météorologique local ayant apparemment décidé de programmer une journée radieuse.
Les tables étaient disposées pour quatre convives et la plupart étaient complètes, mais Dors et Seldon restèrent seuls tous les deux. Dors avait appelé quelques-uns de ses collègues pour faire les présentations. Toutes et tous s’étaient montrés polis mais aucun ne s’était joint à eux. Sans doute Dors l’avait-elle voulu ainsi, mais Seldon ne voyait pas comment elle était parvenue à ses fins.
Il remarqua : « Vous ne m’avez présenté aucun mathématicien, Dors.
— Je n’en ai pas encore vu de ma connaissance. La plupart d’entre eux commencent leur journée plus tôt et ont cours dès huit heures. Personnellement, j’estime que tout étudiant assez téméraire pour choisir les maths doit vouloir être débarrassé de cette matière le plus tôt possible.
— J’en déduis que vous n’êtes pas mathématicienne vous-même.
— Tout sauf ça, dit-elle avec un petit rire. Mon domaine est l’histoire. J’ai déjà publié plusieurs études sur l’ascension de Trantor – je veux parler du royaume originel, pas de ce monde-ci. Je suppose que cela finira par devenir ma spécialité : Trantor à l’époque royale.
— Magnifique, dit Seldon.
— Magnifique ? » Dors le regarda, perplexe. « La Trantor royale vous intéresse aussi ?
— En un sens, oui. Cela, et d’autres choses de cet ordre. Je n’ai jamais vraiment étudié l’histoire et j’aurais dû.
— Vous croyez ? Si vous aviez étudié l’histoire, vous n’auriez guère eu de temps à consacrer aux mathématiques et l’on a un pressant besoin de chercheurs en ce domaine – particulièrement ici, sur ce campus. Nous avons une pléthore d’historiens, dit-elle en élevant la main jusqu’au ras des sourcils, d’économistes et de spécialistes en sciences politiques, mais nous souffrons d’une pénurie de scientifiques et de mathématiciens. Chetter Hummin me l’avait un jour fait remarquer. Il appelait ça le déclin de la science et semblait estimer que c’était un phénomène général.
— Bien sûr, reprit Seldon, quand je dis que j’aurais dû étudier l’histoire, ça ne signifie pas que j’aurais dû y consacrer ma vie. Je veux dire que j’aurais dû l’étudier suffisamment pour m’aider dans mes travaux mathématiques. Mon domaine privilégié est l’analyse mathématique des structures sociales.
— Quelle horreur !
— En un sens, c’en est une. C’est extrêmement compliqué et, tant que je n’en saurai pas beaucoup plus sur l’évolution des sociétés, je serai dans une impasse. Ma description est trop statique, voyez-vous.
— Je ne peux pas voir car je n’y connais rien. Chetter m’a expliqué que vous étiez en train de mettre au point un truc appelé la psychohistoire et que c’était important. C’est bien ça ? La psychohistoire ?
— C’est cela. J’aurais dû l’appeler « psychosociologie » mais le terme m’a paru trop affreux. Ou peut-être savais-je d’instinct qu’une connaissance de l’histoire était nécessaire ; par la suite, j’ai employé le mot pour moi-même sans trop y réfléchir.
— » Psychohistoire » sonne mieux, en effet, mais je ne sais toujours pas de quoi il s’agit.
— Je le sais à peine moi-même. » Il resta plusieurs minutes abîmé dans ses réflexions, contemplant la femme en face de lui avec le sentiment qu’elle pourrait peut-être adoucir son exil. Le souvenir lui revint de cette autre femme qu’il avait connue quelques années plus tôt, mais il le refoula avec un effort délibéré. Si jamais il devait retrouver une autre compagne, celle-là comprendrait le travail de chercheur et ses servitudes.
Pour orienter son esprit sur une autre voie, il reprit : « Chetter Hummin m’a dit que l’Université était libre de toute ingérence gouvernementale.
— Il a parfaitement raison. »
Seldon hocha la tête. « Cela me paraît assez incroyable de la part des autorités impériales. Sur Hélicon, les institutions universitaires ne sont certainement pas indépendantes des pressions gouvernementales.
— Idem pour Cinna. Ou pour tous les mondes extérieurs, hormis peut-être deux ou trois des plus grands. Trantor, c’est une autre affaire.
— Certes, mais pourquoi ?
— Parce que c’est le centre de l’Empire. Les Université d’ici jouissent d’un prestige énorme. Les professionnels sont formés par n’importe quelle Université sur n’importe quelle planète, mais l’administration de l’Empire – les grands commis de l’État, les innombrables fonctionnaires qui, par millions, représentent les tentacules que l’Empire étend dans tous les coins de la Galaxie – est formée ici même, sur Trantor.
— Je n’ai jamais vu les statistiques… commença Seldon.
— Croyez-moi sur parole. Il est important que les fonctionnaires de l’Empire aient quelque chose en commun, un sentiment particulier à l’égard de l’Empire. Et ils ne peuvent tous être Trantoriens de naissance au risque d’irriter les mondes extérieurs. Pour cette raison, Trantor doit attirer des millions d’Exos pour les former sur place. Peu importe leur origine, leur accent ou leur culture, pourvu qu’ils prennent la patine trantorienne et s’identifient à l’arrière-plan culturel trantorien. C’est ce qui fait le ciment de l’Empire. Et puis les mondes extérieurs sont moins rétifs lorsqu’une proportion non négligeable des administrateurs représentant le gouvernement impérial sont des autochtones.
Seldon se sentait de nouveau gêné. Voilà encore un point auquel il n’avait pas songé. Il se demanda si un individu pouvait vraiment être un grand mathématicien sans rien savoir d’autre que les mathématiques. « Est-ce de notoriété publique ?
— Je suppose que non, admit Dors après quelque réflexion. Il y a tellement de choses à savoir que les spécialistes s’accrochent à leur spécialité comme à un bouclier contre la tentation d’apprendre n’importe quoi. Ça leur évite de se noyer.