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Quand j’ai eu compris cela, mon cœur s’est mis à battre plus vite et plus fort. La peur, ou maintenant, la colère, qui obscurcissait mon esprit, m’obligeait à rester, à regarder. Je ne pouvais pas attendre qu’elles aient poursuivi leur recherche comme cela, de table en table. Je ne pouvais plus le supporter. J’allais crier, peut-être, en frappant sur ma table, crier : « Ici ! Regardez-moi ! Je suis ici ! ici ! » Quand la jeune femme a tourné la tête vers moi, comme si elle avait senti mon regard durci, obscurci, qu’elle avait deviné mon cri muet. Elle s’est tournée tout entière vers moi. Elle était alors d’une beauté éblouissante. Sous la lumière du plafonnier qui l’éclairait comme un projecteur sur une scène de théâtre, son visage était net et éblouissant, pareil à une sculpture, mais avec quelque chose d’ardent et de vivant dans son regard sombre, dans le dessin de ses lèvres, dans l’éclat de ses pommettes. Elle avait saisi son poignet gauche dans sa main droite, et elle le serrait dans un geste d’impatience et il me semblait, malgré la distance, que je voyais sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration, au même rythme que la mienne !

Alors, tout d’un coup, mon appréhension était partie. Je ne sentais plus ni colère, ni peur, ni impatience même. Je sentais l’ivresse plutôt, parce que cette femme inconnue me regardait, plongeait son regard dans le mien. Je n’avais jamais vécu cela nulle part, jamais je ne m’étais senti autant perdu par le gouffre d’un regard. En moi, c’était plus qu’en moi, c’était dans toute cette salle, et au-delà, dans cette ville anonyme dans la nuit, des choses, des images passaient, s’en allaient, glissaient pour remplir un autre monde, une autre vie. Pour cela, je restais debout, immobile, pour cela, j’étais gagné peu à peu par un incompréhensible et stupide bonheur. Combien de temps est-ce que cela a duré ? Je ne sais plus, je ne pourrai jamais le dire. Des heures et des jours, j’ai été debout dans cette salle de bal, où les habitants se mouvaient pareils à des fantômes, tandis que la vieille folle remontait de table en table en secouant une sébile aigriarde, ou en geignant, marmonnant des imprécations ou des prières. Des heures, des jours, le regard sombre de la jeune bohémienne a flambé comme un cierge, et j’ai senti glisser loin de moi les désirs, les chaleurs, les choses. Tout ce que j’avais vécu pendant ces dix-huit ans où je n’avais pas été là, où j’avais oublié, ces dix-huit ans sans signification ni vérité, où j’avais existé comme en rêve, faiblement, sans rien retenir ni chercher, au jour le jour, dix-huit années d’errances vaines, d’amours volages, de restaurants, de bals vides, de voyages anonymes où les plans sont des labyrinthes et les projets d’avenir des mascarades et des leurres.

Dix-huit années qui m’avaient séparé d’elle, de son regard, de cette flamme sombre qui brillait dans ses pupilles, de sa beauté si parfaite qu’elle était éternité, vérité. Le temps était passé comme dans un rêve, parce que c’était ma vie réelle, dans ces villes, avec ces gens, mon métier, mes amis, mes maîtresses, mes voyages qui n’avaient pas de réalité, simples reflets dans les yeux de la bohémienne, indifférents et brûlants, plus forts qu’aucune lumière de bal. C’est pour cela que mon cœur battait avec cette frénésie, comme s’il cherchait à briser la prison de sa cage. Maintenant le pont du regard de la bohémienne m’unissait à l’autre versant de moi-même, et abolissait l’irrégulière frontière du temps. J’étais moi-même, enfin, de nouveau moi-même. Rien n’avait changé en moi, j’étais cet enfant de treize ans qui rentrait chez lui après la classe, montant le boulevard en portant ses livres et ses cahiers entourés d’un élastique. Le long du boulevard (la route qui allait vers l’Italie, où passaient les poids lourds, les autocars, les autos dans un nuage continu de gaz brûlés) je montais vers le haut de la colline, vers le col. Un peu après un grand virage où les pneus grinçaient, je voyais ce bâtiment de sept étages au bord de la route, un peu semblable à un grand paquebot vide. Je ne l’aimais pas, et pourtant c’était lui qui attirait mon regard. Les étages supérieurs, comme le pont des navires de luxe, étaient vides, aveugles. Parfois un rideau tremblait dans le vent contre l’espagnolette, je voyais un visage, un pâle visage de fantôme. Mais c’étaient les étages inférieurs, ou, pour mieux dire, le sous-sol qui attirait mon regard. Là, sous la terre, vivaient des gens que je ne faisais qu’entrevoir, qui grouillaient dans leurs cellules si sombres que la lumière des ampoules électriques nues brillait même à midi. Il y avait de la musique, des odeurs de cuisine, des voix d’enfants, des rires, des pleurs, des mots dans une langue inconnue, dure et violente, ou bien douce parfois, pareille à de la musique.