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Heureusement il y a le fils de Madame Truchi. Il habite de l’autre côté de la rue, au-dessus de la boulangerie de ses parents. Il a dix-sept ans, mais il paraît beaucoup moins. Quand je suis venue habiter ici, il a commencé à m’envoyer des lettres. Il ne les mettait pas dans la boîte aux lettres, mais il les laissait devant la porte, quand il savait que je devais sortir. Sur l’enveloppe, il mettait mon nom : Mademoiselle Zayane. Lui s’appelle Lucien. Il ne va plus au lycée, il travaille dans la boulangerie. Il a déjà la peau très blanche, comme s’il était saupoudré de farine.

J’aime beaucoup sa grand-mère. C’est une vieille dame italienne, avec des cheveux teints en noir coiffés en bandeaux. Elle est habillée de noir, avec un col de dentelle et un petit tablier. Avec ses cheveux en bandeaux, et son visage ovale, elle a l’air de venir d’un autre siècle, ou d’un tableau. Elle est toujours douce et souriante. Au début, quand je suis venue habiter à la Loge, j’allais acheter le pain chez elle, en rentrant du lycée. Elle me disait : « Signorina. » Quand j’étais malade, elle demandait de mes nouvelles : « Comment va la Signorina ? »

Lucien m’envoyait des lettres chaque jour, je trouvais ça drôle. Il n’osait pas me parler. Il écrivait des choses bizarres, des poèmes, avec des rimes, il disait que j’avais l’air de venir d’une autre planète, que j’étais du pays d’ailleurs, il disait qu’il voulait apprendre ce que je savais d’un autre monde… Il mettait des points de suspension partout. C’était un peu difficile à comprendre. Quelquefois, quand j’entrais dans la boulangerie, je le voyais au fond du magasin, en short et en chemisette à cause de la chaleur du four.

Un jour, il m’a parlé, il m’a prêté son vélomoteur. C’était un Bébé Peugeot tout ce qu’il y avait de vieux, le modèle avec les carters arrondis, qu’il avait repeint en orange. Il m’a dit : « Si tu veux, je te le donne. » Je n’étais jamais allée à vélomoteur. Il m’a montré comment on faisait, avec la poignée pour changer de vitesse.

Je me souviens, la première fois que je suis sortie avec le Bébé Peugeot, j’ai fait le tour de la vieille ville, puis j’ai roulé sur le trottoir le long de la mer. C’était une journée d’hiver, grise et froide. Il n’y avait personne d’autre que les mouettes qui couraient sur les galets. J’ai roulé à toute vitesse au milieu des voitures arrêtées. C’était magnifique, jamais je n’avais ressenti cela auparavant. J’étais libre, je pouvais aller où je voulais, jusqu’au bout de la ville, dans les collines, jusqu’aux quartiers inconnus. Le vent froid faisait pleurer mes yeux. Je frôlais les voitures immobiles, je descendais du trottoir pour franchir les places, je grimpais les ruelles entre les poubelles. Je pouvais parcourir en quelques instants ce qui aurait nécessité des journées entières à pied, j’allais jusqu’à la gare, jusqu’au port, jusqu’à l’aéroport. Je ne connaissais pas cette ville. Il y avait de grands espaces obscurs, des avenues rectilignes, des murailles d’immeubles blancs. Il y avait des quartiers d’Indochinois, des marchés à la sauvette, des rues louches, des magasins luxueux éclairés de lumière platine.

Je ne pensais à rien de tout cela en roulant. Il y avait seulement la vibration du moteur dans mes poignets, la terre qui glissait sous mes pieds, le vent froid qui coupait le souffle.

Tout le mois d’avril, Lucien m’a prêté le Bébé Peugeot, chaque matin. Le matin, il travaille à la boulangerie. Quand je sors, il apparaît, couvert de farine. Il défait l’antivol, il le met autour du guidon. Il dit : « Fais attention quand même. » Quand je grimpe sur le Bébé, j’ai les yeux qui brillent. C’est Lucien qui dit ça. Il m’a dit que c’est pour ça qu’il me prête le vélomoteur, pour voir briller mes yeux. Jamais personne ne m’a rien dit d’aussi gentil.

Il y a eu beaucoup de choses ce printemps-là, des bonnes et des mauvaises. Mais je crois bien qu’il n’y a rien eu de mieux que ces promenades sur le Bébé Peugeot, à travers la ville, tôt le matin, quand l’air est encore froid et qu’on réveille même les pigeons. C’était bien, c’était vraiment bien. J’ai eu l’impression de recommencer à vivre, que je pouvais recommencer à rester en vie, qu’il y avait quelque chose pour moi, ici. Je ne sais pas comment le dire, quand on a été tout près du bord, je me souviens, je regardais le vide par la fenêtre du sixième étage, et je pensais que je pourrais tomber, tomber, sans fin, pour l’éternité. Ce n’est pas seulement le Bébé, c’est aussi la voix de Lucien, ses yeux très doux, sa peau si blanche, et la vieille dame italienne dans la boulangerie, avec sa robe noire et ses bandeaux. Alors j’ai un peu honte de ce que j’ai fait à son petit-fils, parce qu’après ça n’était plus pareil, j’ai eu l’impression que j’avais cassé quelque chose. Il ne m’a plus jamais écrit de lettres bizarres.

Un après-midi, pendant que ma mère était à son atelier Atlas, j’ai rencontré Lucien dans la rue et je lui ai demandé s’il voulait voir l’endroit où j’habitais. Il m’a suivie jusqu’en haut de l’escalier, il est monté derrière moi, et j’ai pris la clef attachée autour de mon cou et j’ai ouvert la porte. La maison était silencieuse, peut-être que tout le monde était sorti. Même le serin de la dame du troisième ne disait rien. Dans le petit appartement, il faisait moins sombre que d’habitude, la lumière passait à travers les persiennes et faisait des taches blanches en haut des murs.

Lucien est resté debout dans la pièce, sans rien dire. Il ne regardait même pas autour de lui. Il faisait déjà chaud dans l’appartement, à cause du soleil qui brûlait le toit. J’avais des taches de sueur sous les bras, mon T-shirt collait à mon dos. J’avais l’impression de sentir mauvais, et en même temps j’aimais cette odeur, ça faisait battre mon cœur plus vite et plus fort, comme quand on a couru. C’était peut-être à cause des escaliers.

On s’est assis dans l’alcôve, sur le bord du canapé. On parlait, ou on ne parlait pas, je ne sais plus, ça n’avait aucune importance. Je n’avais rien à dire. Lucien aussi sentait la sueur, son visage enfantin brillait dans la pénombre. Il a voulu m’embrasser, mais moi je n’avais pas envie. Je l’ai repoussé. Et en même temps, sans comprendre pourquoi je faisais ça, j’ai enlevé mon T-shirt et je l’ai fait passer par-dessus ma tête, et je suis restée assise devant lui, sans bouger. Il regardait ma peau et mes seins, et j’entendais le bruit de sa respiration et les battements de mon cœur. « Écoute. » J’ai pris sa main et je l’ai posée sur ma poitrine, pour qu’il sente les coups. Il a commencé à me caresser, et malgré la chaleur, je sentais tous les poils de mes bras qui se hérissaient. Il avait des mains très douces, je me souviens que je lui ai dit que ça devait être à cause de la farine. Mais il ne riait pas. Il était tendu, et quand il s’est serré contre moi, j’ai senti qu’il tremblait. Ça m’a paru étrange, et moi aussi, j’avais peur jusque-là, et d’un seul coup j’ai cessé d’avoir peur. Je voyais ce que j’étais en train de faire, et ça m’était égal. J’avais envie d’aller jusqu’au bout, devenir une femme. Je ne voulais plus faire semblant.