C’était étrange, en vérité, peut-être que c’était d’aller sur le vélomoteur qui m’avait fait comprendre cela, en filant vite à travers les rues où j’avais marché si lentement, en laissant derrière moi tant de gens, de maisons, de noms, de numéros. J’ai demandé : « Tu as déjà fait l’amour ? » Lucien m’a regardée, comme s’il ne savait pas quoi dire. Peut-être qu’il croyait que je me moquais de lui. Il a dit « non » de la tête, sans parler. Son visage brillait de sueur, il tremblait en s’appuyant sur les bras. Je l’ai aidé à enlever sa chemise et son T-shirt, et son pantalon. En dessous, il était en maillot de bain. Je me suis rappelé qu’il allait à la piscine chaque après-midi, avec des camarades. Il avait une peau lisse et très blanche comme son visage, ses cheveux et ses poils étaient bouclés par la sueur. Il s’est penché sur moi, il a posé ses lèvres sur ma poitrine, sur mon cou. Il essayait de me déshabiller, mais il n’y arrivait pas bien, alors je me suis levée, et j’ai enlevé moi-même mon pantalon et mon slip. Maintenant mon cœur ne battait plus fort du tout. C’était bien de ne plus avoir tous ces vêtements, je sentais ma peau se rafraîchir et se sécher. J’avais l’impression que Lucien m’avait enduite de farine, comme un poisson qu’on va frire. Puis il s’est couché sur moi, et il a essayé de faire l’amour, mais il n’y arrivait pas du tout. Il tremblait de plus en plus, sa respiration était oppressée, son corps ruisselait de sueur. À un moment, j’en ai eu assez. Je l’ai repoussé, et lui, il s’est accroché à moi comme si j’étais un morceau de bois, il restait serré contre mes seins, contre mon ventre, tous ses muscles étaient tendus comme des cordes. Pour me dégager, j’ai dû glisser sous lui, je me suis laissée tomber du lit, j’ai défait le nœud de ses bras et je me suis relevée. Il restait en travers du canapé, son corps très blanc jeté à plat ventre, la tête enfoncée dans les plis de la couverture. Il respirait fort, j’ai cru qu’il pleurait. Mais quand je me suis rhabillée et que je me suis assise sur le canapé à côté de lui, il s’est redressé d’un coup. Il avait une drôle d’expression, à la fois triste et en colère. Ses yeux brillaient avec une sorte de méchanceté.
Je ne sais pas ce qu’il a dit, ou ce que j’ai dit, ni même si on a dit quelque chose. Il me semble qu’il a parlé des filles en général, ou d’une autre fille. Vraiment, je ne m’en souviens plus. Il s’est rhabillé à la hâte. Il était assez habile, je me souviens qu’il a enfilé son pantalon et son maillot de bain en même temps. Ça m’a fait un peu rire de voir ça. Dans la pénombre, son corps était mince et fin comme celui d’une jeune fille, sauf le sexe, tout petit et recroquevillé dans la touffe noire, et il l’a caché très vite, avec honte.
Moi je pensais que je ne devais pas être comme tout le monde, parce que je n’avais honte de rien. Je pensais que c’était peut-être pour ça que ça n’avait pas marché, parce que je ne me conduisais pas comme devaient se conduire les filles.
Quand il est parti, et qu’il a claqué la porte, en disant juste : « Allez, au revoir », j’ai commencé à ressentir le vide et le froid, parce qu’il ne m’a même pas regardée, il ne m’a pas demandé quand on devait se revoir. Je l’ai entendu dévaler le vieil escalier qui tremblait, j’ai entendu le bruit de ses pas dans la rue, puis ça s’est mêlé aux autres bruits. L’après-midi, la Loge était un quartier silencieux. Il y avait des pigeons qui marchaient dans la gouttière, leurs ongles grinçaient sur le zinc. Je me suis allongée sur le canapé, dans l’alcôve, sans m’habiller, et j’ai regardé la lumière briller sur mon corps. La chaleur du soleil montait sur le toit, il y avait des craquements dans les tuiles. Je ne sais plus ce que je pensais à ce moment-là, à quoi je rêvais. Je flottais dans le demi-sommeil, c’était agréable. Je pensais peut-être que c’était la première fois. Je pensais qu’il s’était passé quelque chose, et en même temps qu’il n’y avait rien. J’attendais. Il y avait comme de la fièvre au fond de moi, une onde chaude qui allait et venait, dans mes jambes, dans mon ventre, dans mes seins, jusqu’à mon visage. Je passais mes mains sur mon corps, je dessinais les formes, les creux. J’attendais, et aussi je n’attendais rien. C’est difficile de dire ça autrement. C’est simple a comprendre, non ?
La nuit, je ne peux pas dormir. C’est impossible. Il y a cette électricité, en moi, et partout, dans l’air, des étincelles dans le noir, sous les draps, comme des boules qui roulent autour de moi. Il y a des éclairs en nappes, dans le ciel, sur le plafond. J’ai les yeux ouverts, j’attends. Je ne sais pas ce que j’attends. J’écoute sonner les heures au clocher de la cathédrale. J’écoute la respiration de ma mère. Elle dort dans l’alcôve, sur le canapé-lit. L’autre jour, elle n’a rien dit. Mais j’ai compris qu’elle savait, à propos de Lucien Truchi. Des gens lui ont dit, et aussi que j’allais sur le vélomoteur, à toute vitesse dans les rues. Elle n’a rien dit. Mais elle a un drôle d’air, un regard durci. À la façon dont elle a pris possession du canapé-lit, en changeant les draps, et en retournant le matelas, j’ai compris qu’elle savait tout. De toute façon, elle ne pouvait rien dire. Si elle avait dit quelque chose, je n’aurais pas supporté. Je serais partie. D’ailleurs elle serait bien mal placée pour dire quelque chose, avec son marin italien qui vient la voir dans l’appartement.
Il y a longtemps que je pense à faire ça, et je vais le faire : un jour, fermer la porte à clef, accrocher la clef au clou qui est au-dessus de la porte, et m’en aller, marcher dans les rues de la ville. Prendre le train. Peut-être jusqu’à Marseille, ou bien jusqu’en Espagne. Prendre le bateau et retourner dans mon pays, de l’autre côté de la mer, à Mehdia, retourner à Nightingale. Revoir la forêt des chênes-lièges, les champs, les dunes, l’estuaire de la rivière, les remparts. Que reste-t-il de Nightingale maintenant ? Quand le Colonel Herschel est parti, à cause des incendies et des bombes, il a tout laissé, comme s’il devait revenir. Les meubles, les outils, les serres, tout est resté là-bas. Le gouvernement américain lui avait dit de partir, à cause de la base, des attentats. Mais il ne croyait pas que c’était pour toujours. Maintenant, le temps a passé. Les cabanes des ouvriers ont dû s’effondrer, et la grande maison de briques ne doit plus avoir de portes ni de fenêtres. Quelqu’un a dit un jour à Madame Herschel, je m’en souviens, que les gens avaient tout emporté, tout ce qu’on pouvait emporter, tout ce qui était en bois ou en fer. Même les cheminées. Même les gouttières et les arceaux de la tonnelle.
C’est pour cela que je n’arrive pas à dormir. Je suis deux. Il y en a une ici, dans l’appartement de la Loge, allongée sur le lit pliant, en train de nager au milieu des éclairs et des étincelles ; et une autre qui est restée là-bas, à Nightingale, près de la mer, avec le ciel si clair, cachée dans les touffes d’herbe des dunes, écoutant le chant des criquets, la musique des vagues.
Au printemps, il y avait les mariages. C’est peut-être un de mes plus vieux souvenirs, l’année où ma mère était revenue à Mehdia. Elle était venue me voir à Nightingale. Elle était si jeune, elle avait l’air encore d’une enfant. Elle riait et elle chantonnait tout le temps, elle me parlait dans sa langue que je ne comprenais pas. Je ne me souviens plus de son visage, mais je n’ai pas oublié la façon dont elle était habillée. C’était une robe longue très claire, et il y avait ce châle blanc qu’elle portait sur la tête et les épaules, sûrement, et qui ne laissait voir que les yeux. Elle cachait sa bouche quand elle mangeait, ou quand elle riait. Elle me montrait comment on danse, pieds nus sur le carrelage de la cuisine, au pied des escaliers. Peut-être qu’elle travaillait pour Amie, ou bien elle habitait en ville, je ne sais plus. Mais elle passait son temps avec moi, elle m’emmenait me promener, et elle me faisait danser, pieds nus, en martelant le sol de plus en plus vite. Cela, je ne l’ai pas oublié. Même maintenant, je me souviens d’elle en ce temps-là, et je ne peux pas m’empêcher de l’aimer, et pourtant je la déteste.