Mama dit que Tato a vendu notre terre afin de payer notre voyage jusqu’au Canada. Baba est donc obligée de partir, tout comme moi.
Vendredi 17 avril 1914
Hambourg, en attendant le bateau
C’est fait. Impossible de revenir en arrière. Un brin de lilas est pressé entre les pages de mon journal. C’est tout ce que j’ai pour me rappeler ma chère Halyna. Je suis si triste que c’est à peine supportable.
Ce qui ne me manquera pas :
– cet idiot de Bohdan;
– le prêtre;
– le seigneur de notre région. Ce qui va me manquer :
– mon cher, cher frère, Volodymyr;
– Halyna;
– mes poules et mes tournesols, mon jardin, ma chère petite maison d’Horoshova;
– le Dniestr (le fleuve);
– les magnifiques cerisiers, qui sont justement en fleurs en ce moment.
Une question que je me pose : y a-t-il des cigognes au Canada?
Plus tard
Nous nous sommes arrêtés dans une pension à Hambourg. Notre bateau n’est pas encore rentré de son dernier voyage, alors nous devons l’attendre. Je n’ai pas l’habitude d’être entourée d’autant de monde. Baba, Mama, Mykola et moi sommes entassés dans une petite chambre et je n’ai même pas une petite table pour écrire, mais ça ne me dérange pas; j’écris sur mes genoux. La chambre sent le vieux poisson, et les cloisons sont si minces qu’on entend tout ce que font les voisins. Quelqu’un vient justement de roter!
Les rues de Hambourg sont pavées, et les maisons sont tassées les unes contre les autres, comme au Canada. Il y a tellement de monde dans les rues, provenant d’endroits si différents, que j’en ai la tête qui tourne. Je suppose que tous ces gens attendent aussi un bateau.
Samedi 18 avril 1914, tôt le matin
Toujours en train d’attendre le bateau!
Déjà le samedi de Pâques, mais nous sommes loin de chez nous et aussi de Tato. Mama n’a jamais manqué la messe du dimanche de toute sa vie. Qu’est-ce que nous allons faire, demain? Le dimanche de Pâques, ce n’est pas n’importe quel dimanche! Je me demande si Tato, lorsqu’il a acheté nos billets, s’est rendu compte que nous allions voyager pendant la saison de Pâques.
Plus tard
À Hambourg, on livre le lait dans des voiturettes attelées à d’énormes chiens. C’est très drôle à voir!
Plus tard
Nous aurons assez de provisions, mais à condition de ne pas être obligés de rester trop longtemps à Hambourg. Avant notre départ, Baba a fait griller deux poulets et les a emballés dans un linge, avec du fromage, du babka frais et un cruchon de cidre. Nous devons manger tout ça avant que ça se gâte. En fait, c’est ce que nous mangeons depuis que nous sommes arrivés à Hambourg. Il ne reste presque plus rien de ces provisions, et je sais que Mama ne veut pas que nous entamions notre réserve de pain sec parce que nous en aurons besoin quand nous serons en mer.
Hier après-midi, je suis sortie avec Mama pour voir si nous ne pourrions pas trouver un endroit près d’ici où acheter des produits frais à bon marché, au cas où nous manquerions de nourriture. Nous n’irons pas bien loin avec nos kronen. Nous avons de l’argent canadien, mais nous ne pouvons pas nous en servir. Tato nous a dit qu’au Canada, on laissait entrer les gens dans le pays seulement s’ils pouvaient prouver qu’ils avaient de l’argent. J’ai hâte que le bateau arrive.
Plus tard
Mama est venue tantôt et m’a dit de laisser là mon crayon et mon journal parce qu’elle avait besoin que je l’aide avec Mykola. Il était de mauvaise humeur, et Mama avait peur qu’il tombe encore malade. Elle est restée toute la nuit à son chevet. J’aimerais bien pouvoir l’emmener prendre l’air dehors, mais nous essayons de sortir le moins possible. Vois-tu, cher journal, Tato nous a avertis de nous faire très discrets, pendant que nous attendions le bateau. Il a dit que, comme nous n’avions pas d’homme avec nous pour nous protéger, nous pourrions nous faire voler! En tout cas, de la fenêtre, l’endroit a l’air intéressant.
Mama s’est servie d’un peu de nos provisions fraîches pour préparer le dîner. Mykola fait la sieste en ce moment, et Mama m’a demandé de rester auprès de lui et de ne pas faire de bruit. Elle a dit que si j’écrivais mon journal, ce serait parfait. Pendant ce temps, Baba et elle pourraient bavarder. Je veux noter tout ce qui s’est passé quand nous avons quitté Horoshova, afin de ne jamais l’oublier.
Le jour de notre départ, nos voisins se sont rassemblés devant chez nous pour nous dire adieu. Halyna était là, tenant le tsymbaly de Volodymyr. Je savais que c’était la dernière fois que je la verrais, et aussi la dernière fois que je verrais le tsymbaly, alors j’ai failli me mettre à pleurer. Roxolana était là, elle aussi, et même Danylo. Il ne manquait que Bohdan, mais de toute façon, je le déteste, lui. Je n’arrive pas à croire que je ne reverrai plus jamais mes amis.
Je suis montée dans la voiture à cheval, puis j’ai aidé Baba à le faire. Halyna m’a tendu un brin de lilas. Je l’ai glissé sous mon nez pour en humer le doux parfum. Maintenant, chaque fois que je le touche, je pense à Halyna, à mon frère et à notre maison.
Quand la voiture est sortie de notre cour, les cloches de l’église se sont mises à sonner. Tous nos voisins pleuraient. Je regardais droit devant moi, en pensant au lilas.
Manuschak, le forgeron, nous a emmenés jusqu’à la gare, à Chernivtsi. Tout le long du voyage, j’ai regardé la campagne autour de moi. Je voulais me rappeler les moindres détails :
– les collines onduleuses et notre cher Dniestr;
– les cerisiers en fleurs;
– une vieille Baba portant un fichu et conduisant sa vache avec une corde;
– un nid de cigogne perché dans un arbre qui surplombe la route;
– la forêt au feuillage de toutes les teintes de vert, et au sous-bois tapissé de fleurs sauvages;
– l’église et son cimetière, où Dido et Volodymyr sont enterrés.
Horoshova est un endroit magnifique. Pourquoi devons-nous partir?
Mais …
Il y a le seigneur, l’armée, le prêtre et notre dette. Mama a dit que nous devions tellement d’argent au seigneur que mon arrière-arrière-arrière-arrière-petit-fils lui en aurait encore dû une partie si nous n’avions pas tout vendu afin de le rembourser.
Tato dit qu’au Canada, tous les gens sont égaux. Il n’y aurait donc pas de seigneurs, là-bas?
Quand nous avons salué Manuschak de la main, à la gare, Baba s’est mise à pleurer. En voyant la voiture s’éloigner, elle s’est même mise à la suivre, mais Mama l’a étreinte et lui a dit : « Tout ira bien, Mama. Tout ira bien, tu verras. »
J’ai de la difficulté à croire que Baba est la mère de ma Mama parce que, parfois, elle agit beaucoup plus comme une enfant que moi. Cher journal, j’ai envie de pleurer, moi aussi, et si je croyais que cela m’aurait permis de rentrer chez moi, j’aurais moi-même suivi la voiture de Manuschak jusqu’au bout du monde.
Tandis que le train quittait la gare, j’ai regardé mon cher pays défiler sous mes yeux. Chernivsti est une ville magnifique, avec ses édifices modernes et tous ses habitants. Peut-être que si nous avions été là pour visiter la ville, je l’aurais appréciée, mais tout ce que j’avais dans la tête, c’était ma tristesse à l’idée de partir de chez nous. Le train a roulé pendant deux jours. Nous sommes passés près d’énormes montagnes aux sommets enneigés, et de villages qui me rappelaient Horoshova. Nous avons vu de petites villes aux toits couverts de tuiles et aux rues pavées, et même de grandes villes avec des bâtiments si beaux qu’ils semblaient sortir tout droit d’un livre d’images! Quand nous avons passé la frontière, je n’aurais jamais su que nous étions arrivés en Allemagne si des gardes n’étaient pas montés à bord du train afin de vérifier nos papiers.