Mai 1914
Vendredi 1er mai 1914
11e jour sur le bateau
Nous nous en tirons mieux que la plupart des autres voyageurs dans l’entrepont. Dans le compartiment voisin du nôtre, il y a une mère avec un bébé et une fille de mon âge. Elles parlent notre langue, mais avec un accent un peu différent. Mama dit qu’elles viennent probablement de la région de Bucovine, qui est juste à côté de la Galicie. Le bébé est malade depuis le jour du départ. Le problème, c’est qu’ils boivent l’eau du bateau. Il nous reste si peu d’eau pour nous-mêmes que nous la gardons pour Mykola. Mama leur apporte donc de l’eau bouillie du bateau, quand elle peut en avoir. Il y a tellement de monde dans la cuisine de l’entrepont que ce n’est pas toujours possible.
La fille s’appelle Irena, et sa petite sœur, Olya.
Irena me rappelle Halyna. Elle a des yeux verts qui pétillent quand elle sourit, et ses cheveux sont de la même couleur (châtain) que ceux d’Halyna. Oy! J’aimerais tant avoir Halyna ici, avec moi. Quand je me sens triste, je regarde le brin de lilas qu’elle m’a donné et je hume son parfum. Je vais me sentir très seule au Canada. Je pensais qu’Irena s’en allait à Montréal comme nous, mais sa famille se rend dans une autre région du Canada. Son père a une ferme située très, très loin de Montréal. Je lui ai dit que mon père avait quelque chose de bien mieux : un important travail dans une usine moderne et une magnifique maison dans la rue Grand Trunk. Je ne lui ai pas dit que, si Tato n’avait pas pu aller plus loin que Montréal, c’était parce qu’il s’était fait voler tout son argent, aussitôt débarqué du bateau!
Plus tard
Irena a aussi apporté des perles de verre, et elle en a de très belles. Nous avons décidé de faire chacune un collier que nous nous donnerons l’une à l’autre en cadeau. Je vais prendre des perles rouges et noires. Voici le motif du collier que je suis en train de lui faire :
Samedi 2 mai 1914
12e jour sur le bateau
Irena et moi avons exploré le bateau. Nous avons emmené la petite Olya, afin que la mère d’Irena puisse dormir. Parfois nous emmenons Mykola, mais Mama dit que nous pouvons prendre soit Olya, soit Mykola, mais pas les deux en même temps.
Depuis le pont, je peux contempler l’océan et respirer l’air salin et froid. Les gens s’assoient par terre, adossés au mur, ou bien ils s’appuient au bastingage et regardent l’eau tout en bas. Je n’aime pas me pencher par-dessus le bastingage parce que j’ai peur de tomber à l’eau.
Nous portons Olya à tour de rôle et nous marchons de long en large sur le pont. La brise est fraîche, et ça nous fait du bien de nous dégourdir les jambes.
Un des hommes qui vient de la Bucovine a sorti un pipeau de sa poche et s’est mis à en jouer. La première chanson était triste. Elle parlait de la Bucovine qu’il avait quittée, et j’ai failli pleurer. Une femme s’est même mise à gémir. L’homme avait l’air malheureux, alors il s’est mis à jouer la mélodie d’un kolomyika.
La femme a arrêté de pleurer, et l’homme qui était assis à côté d’elle s’est levé. Il a commencé à battre la mesure avec ses mains, puis il a regardé sa femme. « Dansons », lui a-t-il dit. Mais elle est restée assise. Il a regardé autour de lui, pour voir si quelqu’un d’autre voulait le suivre.
Irena m’a tendu Olya, puis elle s’est avancée.
Gracieuse comme un ange, elle a exécuté toute une série de pas de danse compliqués. Si seulement je pouvais danser aussi bien!
Quand Irena a terminé sa danse, une autre personne s’est avancée, puis une autre et encore une autre. C’était tellement amusant que même la petite Olya battait la mesure avec ses mains. De tous les jours passés à bord de ce bateau, c’était vraiment le plus beau!
Dimanche 3 mai 1914
13e jour sur le bateau
Mama dit que c’est un péché d’avoir passé deux dimanches sans aller à la messe. Un des hommes de la Bucovine lui a dit qu’il n’y avait pas d’églises au Canada parce que personne n’avait pu offrir à Dieu de quoi payer son passage sur le bateau. Quand il a dit ça, des gens ont ri, mais je trouve que ce n’est pas bien de parler comme ça. Et puis, Dieu est partout, non?
Mama nous a tous fait agenouiller dans notre compartiment, comme nous l’avons fait dimanche dernier, et nous avons dit une prière.
Plus tard
Irena m’a donné le plus beau collier du monde, avec des perles jaunes et blanches. Je vais toujours le porter.
Voici à quoi il ressemble :
Ce que j’aime le plus, c’est la grosse perle blanche de Venise, sur laquelle une fleur est gravée!
Lundi 4 mai 1914, 14e jour
J’ai les mains bleuies par le froid et j’ai du mal à tenir mon crayon. En plissant les yeux très fort, j’arrive à apercevoir la terre! Je suis si excitée! Je vais bientôt voir Tato. Et notre nouvelle maison!
Mama a besoin de moi pour refaire les bagages, alors je dois y aller.
Mardi 5 mai 1914, 15e jour
Notre bateau est passé près d’une côte, mais il ne s’est pas arrêté. Irena et moi étions sur le pont et nous voulions tout voir, mais les autres voyageurs avaient eu la même idée. Mama tenait Mykola par la main, mais il n’arrêtait pas de se tortiller pour tenter de lui échapper.
Sur la pointe des pieds, j’ai regardé les grands rochers gris et les vastes étendues de terre. Nous naviguons probablement sur un fleuve gigantesque, car il y a de la terre des deux côtés. C’est froid, dénudé et inhabité. Est-ce que c’est ça, le Canada?
Un des hommes a dit que le bateau allait s’arrêter quand il atteindrait le port de Montréal.
Plus tard
Après des heures et des heures, nous avons enfin pu voir des gens et des maisons, plutôt qu’une suite sans fin de rochers. Mais il fait toujours froid, et il s’est mis à pleuvoir.
Tous les gens se sont massés sur les côtés du bateau pour essayer de voir la côte. Moi, je ne voyais rien, même dressée sur la pointe des pieds. Finalement, je me suis mise à quatre pattes et me suis glissée entre les jambes des gens, jusqu’au bastingage. De là, je pouvais voir la côte, entre les jupes de deux dames. Irena était avec moi.
Le bateau a ralenti, puis s’est arrêté, et nous avons tous applaudi. J’avais une boule dans la gorge. Je suis très excitée à l’idée de revoir Tato et notre nouvelle maison, mais je suis triste aussi, et j’ai peur. Comment sera ma vie au Canada?
Horoshova me manque terriblement.
Plus tard
Le bateau a accosté, et il y a une grande foule sur le quai. Nous n’avons toujours pas vu Tato.
Plus tard
Tous les passagers se sont regroupés selon la langue qu’ils parlent, puis nous avons fait la queue pour qu’un docteur nous examine. Auprès du docteur, il y avait un homme qui parlait notre langue. J’ai bien vu que Mama était inquiète quand le docteur a examiné Mykola; il a été si souvent malade durant sa courte vie. Heureusement, le docteur l’a accepté. Il ne s’est pas trop attardé sur Baba ni Mama. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pourrais avoir des problèmes à être acceptée et, pourtant, il a pris plus de temps avec moi qu’avec tous les autres. Il pensait que j’avais une infection dans les yeux, mais j’ai dit à l’interprète que mes yeux étaient rouges à force d’avoir pleuré. L’interprète m’a tapoté l’épaule, et le docteur m’a fait passer.