Après l’examen médical, nous devions rencontrer un représentant du gouvernement canadien. Mama lui a montré la lettre de Tato ainsi que des formulaires que nous avions apportés avec nous. Tato avait dit que nous aurions à lui montrer aussi notre argent, mais le représentant ne nous en a pas parlé. Il a rempli un formulaire pour chacun de nous, puis il a estampillé le tout avec un sceau qui avait l’air officiel. Ça n’a pas duré longtemps, mais c’était inquiétant. J’ai toujours eu peur des gens en uniforme.
Tato n’est toujours pas arrivé. Mama, Baba, Mykola et moi sommes assis sur nos coffres, sur le quai. J’ai peur. Et s’il ne venait pas nous chercher?
La pluie s’est arrêtée, et les nuages sont partis. Le soleil brille, même si c’est difficile à voir, à cause de toute la fumée dans l’air. Maintenant que je me suis réchauffée, je peux sentir la mauvaise odeur de mes vêtements. J’ai tellement hâte que Tato vienne nous chercher pour que je puisse prendre un bon bain!
Les gens qui viennent sur le quai ne sont pas habillés comme nous. Les femmes ne portent pas de fichu sur la tête. À la place, elles portent de drôles de chapeaux, comme celui-ci :
Et elles ne tressent pas leurs cheveux. Ils sont plutôt gonflés et frisés. C’est laid.
Quand nous avons débarqué, la plupart des gens ont fait semblant de ne pas nous voir, sauf un couple qui s’est pincé le nez en faisant des grimaces. Ce n’est pas notre faute si nous sentons mauvais. Est-ce qu’ils aimeraient ça, eux, rester deux semaines enfermés dans le fond d’un navire?
Ce couple est parti maintenant, et nous sommes toujours assis sur le quai, à prier pour que Tato arrive. Si c’est ça Montréal, je n’aime pas du tout. Les maisons et les édifices sont noirs de suie. Il y a d’autres grands navires ici, en plus du nôtre. Il y a des trains et des usines. Le sol est jonché de papiers et de déchets. Tout est gris, noir ou brun.
– Les cerisiers en fleurs et les lilas d’Horoshova me manquent.
– Les eaux claires du Dniestr me manquent.
– Les centaines de tons de vert de la forêt me manquent.
Mais où est donc Tato?
Irena et sa famille sont parties prendre un des trains. Je lui ai demandé de m’écrire, mais elle a dit qu’elle ne savait pas écrire. Oy! Ça me rend triste de penser qu’elle n’a jamais eu de grand frère comme le mien, qui aurait pu lui apprendre à lire et à écrire. Quand Irena a vu combien j’étais triste à l’idée de ne plus jamais entendre parler d’elle, elle a pris ma main et m’a regardée droit dans les yeux. « Je vais apprendre à écrire, m’a-t-elle promis. Et je vais t’écrire. » Elle me manque déjà. Et Halyna aussi. Et mon très cher frère me manque plus que tout au monde.
Je fais tout ce que je peux pour retenir mes larmes.
Beaucoup plus tard
TATO EST ENFIN ARRIVÉ!!!
Mercredi 6 mai 1914
Très tard le soir, dans notre nouvelle maison, au 261-3 (devant), rue Grand Trunk
Tout le monde dort. Lorsque je m’assois près de la fenêtre, le réverbère qui est dehors donne suffisamment de lumière pour que je puisse y voir un peu.
Voici ce qui s’est produit quand Tato est arrivé.
Il est venu avec un cheval et une voiture, et aussi une plante dans un petit pot de grès pour Mama. C’était un tournesol. Tato a dit qu’il l’avait fait pousser avec des graines de notre jardin à Horoshova, qu’il avait emportées. Tato est si fort que, quand le conducteur n’a pas voulu l’aider à charger nos bagages dans sa voiture, il a soulevé tous nos coffres lui-même. Il avait l’air différent de l’homme dont je me souvenais. Il portait un pantalon et une chemise, comme un Canadien, et aussi de grosses bottes de cuir. Il a maintenant une grande ride qui lui barre le front, mais quand il sourit, son visage redevient presque comme dans mon souvenir.
Je pensais que nous aurions une longue distance à parcourir, mais notre maison est tout près du port. Tato dit que notre rue s’appelle Grand Trunk, à cause de la compagnie de chemin de fer. Rien à voir avec des grosses malles!
Mais notre maison est comme une grosse boîte. Je croyais que nous allions utiliser toute la maison, mais Tato a ri quand j’ai dit ça. Même si nous n’avons pas toute la maison, nous avons tout l’avant du dernier étage, ce qui est épatant!
Quand la voiture s’est arrêtée devant chez nous, des gens sont sortis pour nous voir. Un homme du rez-de-chaussée a aidé Tato à transporter les coffres. Il s’appelle Ivan Pemlych et vient du village de Shuparka, qui est à 18 kilomètres environ d’Horoshova. N’est-ce pas étrange que nous ayons traversé l’océan et que nous rencontrions, à l’arrivée, des gens qui viennent d’un village voisin du nôtre? Pemlych a dit que son fils cadet, Stefan, avait à peu près mon âge. Il n’était pas à la maison à ce moment-là, alors je n’ai pas pu faire sa connaissance. Je suis contente qu’il y ait ici quelqu’un de mon âge, même si c’est un garçon.
Pemlych et Tato ont monté les coffres, puis Mama les a suivis avec Mykola. Baba est restée dans la voiture, les bras croisés sur la poitrine. « Je ne peux pas monter toutes ces marches », a-t-elle dit.
J’ai essayé de l’aider, mais elle est restée assise là, l’air furieuse. Puis l’homme à qui appartenait la voiture a dit quelque chose en anglais et, avec ses mains, il a fait signe à Baba de descendre. J’avais peur de ce qu’elle allait faire, mais Baba a soupiré en me demandant de lui prêter mon bras pour l’aider.
Elle n’a eu aucune difficulté à monter les marches. Elle avait le souffle un peu court et s’est arrêtée à quelques reprises, mais c’est tout. Je montais derrière elle, au cas où; c’est pourquoi j’ai été la dernière à voir l’intérieur de notre nouvelle maison.
Voici ce que j’aime dans ma maison du Canada :
– Il faut monter trois gigantesques escaliers extérieurs pour arriver chez nous.
– Personne n’habite au-dessus, alors le toit est à nous.
– J’ai retrouvé mon cher Tato.
– J’ai un lit qu’on rabat contre le mur durant la journée, pour faire de la place, puis qu’on rouvre le soir.
– Je n’ai plus à partager mon lit avec Baba.
– Nous avons une pompe à eau à l’intérieur.
– Nous avons un gros poêle à charbon, plutôt qu’un poêle à bois.
– Nous avons nos propres cabinets dans l’arrière-cour.
Voici ce que je n’aime pas :
– Je n’ai pas ma chambre à moi.
– Je dois partager mon lit avec Mykola.
– Les gens qui vivent au-dessous sont très bruyants.
– L’arrière-cour est remplie de rangées et de rangées de cabinets qui sentent mauvais.
– Il n’y a pas d’espace entre la maison et la route.
– Nous n’avons qu’une seule fenêtre!
– Il n’y a pas de place pour jardiner.
Jeudi 7 mai 1914
Tôt le matin, dans notre nouvelle maison