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Nous découvrîmes le corps dans la chambre suivante au bout du couloir. C’était celui d’une jeune femme, une sexchangiste du nom de Blanca ; une danseuse de la boîte de Frenchy Benoît. Je la connaissais juste bonjour-bonsoir, guère plus. Elle gisait sur le dos, les jambes pliées et tournées de côté, les bras rejetés au-dessus de la tête. Ses yeux d’un bleu profond étaient ouverts, fixant de biais les taches d’humidité au plafond, derrière mon épaule. Elle grimaçait, comme si elle avait découvert quelque chose d’horrible dans cette pièce, qui l’avait d’abord terrifiée puis tuée.

« Et ça te trouble pas, hein ? demanda Shaknahyi.

— De quoi tu causes ? »

Il repoussa la main de Blanca de la pointe de sa botte. « Tu vas pas gerber ou quoi, hein ?

— J’ai vu pire.

— C’est que j’voulais pas te voir dégueuler ou tout ça…» Il s’accroupit à côté de Blanca. « Écoulement de sang par le nez et les oreilles. Lèvres retroussées, doigts serrés comme des griffes. Elle s’est fait dégommer quasiment à bout portant par un électrostatique, j’parie. Regarde-la. Ça fait pas une demi-heure qu’elle est morte.

— Ah ouais ? »

Il souleva le bras gauche et le laissa retomber. « Pas de rigidité cadavérique. Et la chair est encore rose. Après la mort, la gravité fait redescendre le sang. Mais le médecin légiste pourra nous en dire plus. »

Quelque chose dans tout ça me paraissait bizarre. « Alors l’appel est parvenu au commissariat…

— J’t’échange mes kiams contre une portée de chatons que c’est l’assassin lui-même qui a passé le coup de fil. » Il sortit sa radio et son calepin électronique.

« Pourquoi un assassin ferait-il une chose pareille ? »

Shaknahyi me regarda, perdu dans ses pensées. « Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? » dit-il enfin. Il appela Hadjar, pour demander une équipe d’enquêteurs. Puis il entra un bref rapport sur son calepin. « Touche à rien », me prévint-il sans lever les yeux.

Il n’avait pas besoin de me le dire. « On a fini ici ? lui demandai-je.

— Sitôt que la criminelle se sera pointée. T’as la bougeotte ? »

Je ne répondis pas. Je le regardai empocher son bloc-notes électronique. Puis il sortit une calepin à couverture de vinyle marron, un stylo, et consigna quelques annotations supplémentaires. « C’est pour quoi faire ?

— Juste quelques notes pour moi. Comme je disais, y a eu deux autres cas analogues récemment. Un macchab apparaît et chaque fois le tuyau semble venir du meurtrier. »

Je me jure in petto que s’il s’agit d’un maniaque, je prends mes cliques et mes claques et me tire pour de bon. Je lorgnai Shaknahyi, toujours accroupi près du corps de Blanca. « Tu penses pas qu’il s’agit d’un maniaque, non ? »

À nouveau, son regard parut me transpercer durant de longues secondes. « Nân, dit-il enfin. Je pense qu’il s’agit de bien pire. »

8.

Je me rappelai à quel point le prédécesseur d’Hadjar, le lieutenant Okking, aimait à m’en faire baver. Pourtant, malgré toutes les difficultés que j’avais eues à m’entendre avec lui, il avait toujours réussi à avoir le boulot fait. C’était un flic rusé, faute d’être brillant, et qui s’était toujours sincèrement préoccupé des victimes qu’il rencontrait durant le service. Hadjar était différent. Pour lui, tout ça c’était le service, d’accord, mais au-delà point final.

Je ne fus donc pas surpris de découvrir qu’Hadjar était à peu près incompétent. Shaknahyi et moi le regardâmes procéder à son enquête. Il fronça les sourcils, lorgna Blanca. « Morte, hein ? » observa-t-il.

Je vis Shaknahyi grimacer. « Nous avons tout lieu de le croire, lieutenant, dit-il d’une voix unie.

— Une idée de qui aurait voulu l’éliminer ? »

Shaknahyi me regarda, quêtant de l’aide. Je pris le relais :

« Ça pourrait être n’importe qui. Elle se sera sans doute à la fois trompée de mamie et trompée de client. »

Hadjar parut intéressé. « Vous croyez ?

— Regardez plutôt : sa broche est vide. »

Le lieutenant plissa les yeux. « Et alors ?

— Une mamiaque comme Blanca ne se trimbale nulle part sans avoir un truc quelconque branché. Alors, c’est suspect, voilà tout. »

Hadjar caressa sa moustache mitée. « Je me disais que vous sauriez tout là-dessus. N’empêche que ça ne nous donne pas grand-chose.

— Les gars de la criminelle peuvent faire des miracles, parfois », dit Shaknahyi sur un ton de profonde sincérité, mais son clin d’œil à mon adresse indiquait la piètre idée qu’il se faisait du service.

« Ouais, z’avez raison, dit Hadjar.

— Au fait, lieutenant, dit Shaknahyi, je me demandais si vous vouliez qu’on poursuive l’enquête sur Abou Adil. On n’a pas abouti à grand-chose avec lui, la semaine dernière.

— Vous voulez retourner le voir ? À son domicile ?

— Son majestueux domaine royal, vous voulez dire. »

Hadjar ignora ma remarque. « Je n’avais pas l’intention de vous voir persécuter le bonhomme. C’est qu’il pèse lourd dans cette ville.

— Hm-hmm, opina Shaknahyi. De toute manière, on ne persécutait personne.

— Dans ce cas, pourquoi voulez-vous l’importuner encore, d’abord ? » Hadjar me regardait mais je n’avais pas de réponse.

« J’ai dans l’idée qu’Abou Adil a un rapport quelconque avec ces homicides inexpliqués, dit Shaknahyi.

— Quels homicides inexpliqués ? » demanda Hadjar.

Je vis Shaknahyi grincer des dents. « Il y a eu trois homicides inexpliqués ces deux derniers mois. Quatre à présent, en la comptant. » Il indiqua de la tête le corps de Blanca que l’assistant du médecin légiste venait de recouvrir d’un drap. « Ils pourraient être reliés et ils pourraient avoir un rapport avec Reda Abou Adil.

— Il n’y a pas d’homicides inexpliqués, pour l’amour du ciel, se fâcha Hadjar. Il y a seulement des dossiers en cours, point final.

— Des dossiers en cours », dit Shaknahyi. Je voyais bien qu’il était franchement écœuré. « Vous avez encore besoin de nous, lieutenant ?

— Je suppose que non. Vous pouvez tous les deux retourner au boulot. »

Nous laissâmes Hadjar et ses inspecteurs enquêter sur les restes de Blanca, ses vêtements, la poussière et les ruines moisies de la baraque. Dehors, sur le trottoir, Shaknahyi me tira par le bras, m’arrêtant avant que je remonte en voiture. « Qu’est-ce que c’était que cette histoire de mamie disparu ? » me demanda-t-il.

Je rigolai. « Du flan, mais Hadjar verra pas la différence. Ça lui fournit un sujet de réflexion, malgré tout, pas vrai ?

— C’est bon pour le lieutenant de réfléchir de temps à temps à quelque chose, reconnut-il. Sa cervelle a besoin d’exercice. » Il me sourit, hilare.

D’un commun accord, nous décidâmes que ça suffisait pour aujourd’hui. Le ciel s’était couvert et un vent chaud se mit à nous souffler brusquement de la fumée et de la poussière au visage. Au loin, le tonnerre grondait, furieux, menaçant. Shaknahyi avait envie de retourner au commissariat, mais j’avais un autre truc à régler d’abord. Je déclipsai mon téléphone de ceinture et lui énonçai le code de Chiri. J’entendis sonner huit ou neuf fois avant qu’elle décroche. « Vas-y, cause. » Elle avait l’air en rogne.

« Chiri ? C’est Marîd.

— Qu’est-ce que tu veux encore, fils de pute ?

— Écoute, tu m’as même pas laissé une chance de m’expliquer. Ce n’est pas de ma faute.