— Tu l’as déjà dit. » J’entendis un rire méprisant. « Les derniers mots bien connus, chou : “C’est pas de ma faute.” C’est ce qu’a dit mon oncle quand il a vendu ma maman à un salaud de négrier arabe.
— Je ne savais pas…
— Laisse tomber, c’est même pas vrai. Tu voulais avoir une chance de t’expliquer, alors explique. »
Bon, j’étais au pied du mur, mais voilà que je ne savais plus du tout quoi lui dire. « Je suis vraiment désolé, Chiri. »
Elle se contenta de rigoler. Pas un rire amical.
Je me jetai à l’eau. « Un matin, je me suis levé et Papa m’a annoncé : “Tiens, désormais t’es propriétaire du club de Chiriga, c’est-y pas merveilleux ?” Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise ?
— Je te connais, chou. Je t’imagine pas dire quoi que ce soit à Papa. Il a même pas eu besoin de te couper les couilles. Tu les lui as vendues. »
J’aurais pu mentionner que Friedlander bey avait payé pour me faire câbler le centre de la douleur et qu’il pouvait le stimuler quand il le voulait. C’était comme ça qu’il me tenait. Mais Chiri n’aurait pas compris. J’aurais pu lui décrire les tortures que Papa pouvait m’infliger à n’importe quel moment en effleurant la bonne touche. Rien de tout cela n’avait d’importance pour elle. Tout ce qu’elle savait, c’est que je l’avais trahie.
« Chiri, on est copains depuis un bout de temps. Essaie de comprendre. Papa s’est toqué d’acheter ton club et de me le donner. Je n’en savais rien de rien auparavant. J’en voulais pas quand il me l’a donné. J’ai bien essayé de lui dire mais…
— Ça, je parie. Je parie que tu lui as dit ça. »
Je fermai les yeux, inspirai un grand coup. J’avais l’impression que tout ça l’amusait énormément. « Je lui ai dit à peu près tout ce qu’on peut dire à Papa sur n’importe quel sujet.
— Mais enfin, pourquoi ma boîte, Marîd ? Le Boudayin est plein de bars miteux. Pourquoi choisir la mienne ? »
Je connaissais la réponse : parce que Friedlander bey était en train de m’arracher aux quelques relations qui me restaient de ma vie passée. Faire de moi un flic m’avait coupé de la plupart de mes amis. Forcer Chiriga à vendre son bar l’avait braquée contre moi. La prochaine fois, Papa trouverait moyen de s’assurer que Saïed le demi-Hadj ne puisse plus me blairer à son tour. « C’est simplement son sens de l’humour, Chiri, dis-je, en désespoir de cause. Simplement sa façon de prouver qu’il est toujours dans le coup, toujours aux aguets, toujours prêt à nous frapper de sa foudre au moment où on s’y attend le moins. »
Il y eut un long silence au bout de la ligne. « Et t’as pas de tripes, en plus. »
Ma bouche s’ouvrit et se referma. Je ne savais pas de quoi elle causait. « Hein ?
— Je disais que t’étais un panya sans tripes. »
Elle me balançait toujours son swahili. « C’est quoi, un panya, Chiri ?
— Ça ressemble à un gros rat, mais en plus con et en plus moche. T’as même pas osé faire ça en personne, hein, mon salaud ? T’aimes mieux pleurnicher au téléphone. Eh bien, va falloir que tu viennes me voir en face. Point final. »
Je fermai hermétiquement les yeux et fis la grimace. « D’accord, Chiri, tout ce que tu voudras. Tu peux passer au club ?
— Le club, tu dis ? Tu veux dire, mon club ? Le club dont j’étais propriétaire ?
— Ouais. Ton club. »
Elle grommela : « Tu peux courir, espèce de crétin dégénéré. Il est hors de question que je remette les pieds là-bas tant que les choses n’auront pas changé comme je l’entends. Mais je veux bien te rencontrer ailleurs. Je serai chez Courane dans une demi-heure. C’est pas dans le Boudayin, chéri, mais je suis sûre que tu sauras trouver. Montre-toi si tu te crois de taille. » Il y eut un déclic sonore et je me retrouvai avec le bourdonnement de la tonalité.
« T’a mené par le bout du nez, hein ? » dit Shaknahyi. Il avait goûté mon malaise jusque dans les moindres détails. Le type était sympa mais c’était quand même un vrai salaud, des fois.
Je raccrochai le téléphone à ma ceinture. « Ça te dit quelque chose, le bar de Courane ? »
Il renifla. « V’ là un zigue, un chrétien, qui s’est pointé dans la cité il y a quelques années. » Il pilotait notre voiture dans le dédale de Rasmiyya, un faubourg à l’est du Boudayin dans lequel je n’avais jamais mis les pieds. Shaknahyi poursuivit : « S’appelait Courane. Se disait poète mais personne en a vu des masses de preuves. En tout cas, il réussit à faire un malheur auprès de la communauté européenne. Un jour, il ouvre ce qu’il appelle un salon, tu vois. Ambiance bar sombre, tranquille, tout en osier, verre et inox. Plein de plantes vertes en plastique. Aujourd’hui, il n’est plus le chéri des roumis, mais il continue à jouer la mélancolie de l’expatrié.
— Comme Weinraub à la terrasse de Gargotier, remarquai-je.
— Ouais. Sauf que Courane est dans ses murs. Il reste là toute la journée sans déranger personne. Faut lui reconnaître ça. Et c’est là-bas que tu dois retrouver Chiri ? »
Je le regardai, haussai les épaules. « C’est elle qui a choisi. »
Grand sourire de Shaknahyi. « Tu tiens vraiment à te faire remarquer en débarquant là-bas ? »
Je soupirai. « Par pitié, non », grommelai-je. Ce Jirji, quel blagueur.
Vingt minutes plus tard, nous étions dans un quartier bourgeois de maisons d’un ou deux étages. Les rues étaient plus larges que dans le Boudayin et les bâtiments chaulés étaient séparés par des bandes de terrain dégagé, plantées de buissons et d’épineux en fleurs. De hauts palmiers dattiers s’inclinaient, tels des ivrognes, au bord de la chaussée. Le quartier semblait déserté, ne fut-ce que par l’absence d’enfants criant et se querellant sur les trottoirs ou se poursuivant à tous les coins de rue. C’était un quartier bien calme, bien rangé. Tellement paisible qu’il me mettait mal à l’aise.
« Courane est juste au coin », dit Shaknahyi. Il vira dans une rue plus pauvre, tout juste un passage. Un côté était délimité par le mur du fond des mêmes bâtisses à toit en terrasse. On voyait de petits balcons à l’étage et des fenêtres brillamment éclairées que fermaient des persiennes constituées de petites baguettes de bois. De l’autre côté de la ruelle, il y avait des immeubles barricadés et quelques commerces : l’échoppe d’un bourrelier, une boulangerie, un restaurant spécialisé dans les plats de haricots, un bouquiniste.
Il y avait enfin la boîte de Courane, bien déplacée dans ces parages confinés. Le propriétaire avait disposé quelques tables à l’extérieur, mais personne ne se prélassait sur les sièges d’osier peints en blanc à l’ombre des parasols Cinzano. Shaknahyi coupa le contact et nous descendîmes de voiture. Je supposai que Chiri n’était pas encore arrivée, ou bien qu’elle m’attendait à l’intérieur. J’avais des crampes d’estomac.
« Agent Shaknahyi ! » Un homme d’âge mûr vint à notre rencontre, un sourire accueillant sur le visage. Il était à peu près de ma taille, avec peut-être huit ou dix kilos de plus ; cheveux bruns, légèrement clairsemés, coiffés en arrière. Il serra la main de Shaknahyi, puis se tourna vers moi.
« Sandor, dit Shaknahyi. Je te présente mon collègue, Marîd Audran.
— Enchanté, dit Courane.
— Puisse Allah accroître votre honneur », dis-je.
Courane eut l’air amusé. « C’est cela… Bon, les gars, je peux vous offrir quelque chose ? »
Je jetai un œil à Shaknahyi. « Est-ce qu’on est en service ?