« Marîd ! hurla la femme. Je t’en prie ! » Rien ne se produisit, le poing du géant commença de se refermer autour d’elle.
La femme voulut tendre la main pour atteindre le câble de connexion et débrancher le mamie mais ses bras étaient figés. Elle ne s’en tirerait pas si facilement. Elle glapit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne pouvait même plus se débrancher.
Le géant défiguré la souleva du sol et l’approcha de son œil unique. Son horrible sourire s’élargit et il éclata de rire devant sa terreur. Son haleine pestilentielle suffoqua la femme. Elle se débattit derechef pour lever les mains, libérer le connecteur du mamie. Ses bras étaient solidement maintenus. Elle hurla et hurla, puis finit par perdre connaissance.
Mes yeux restèrent troubles un moment, tandis que j’entendais près de moi Chiri haleter pour reprendre son souffle. Je ne pensais pas qu’elle serait retournée à ce point. Après tout, ce n’était qu’une partie de Transpex et ce n’était quand même pas la première fois qu’elle y jouait. Elle savait à quoi s’attendre.
« T’es vraiment un salaud, Marîd, dit-elle enfin.
— Écoute, Chiri, je voulais juste…»
Elle me coupa d’un signe de main. « Je sais, je sais. T’as gagné la partie et ton pari. Je suis simplement encore un peu sous le choc, c’est tout. J’aurai ton argent d’ici ce soir.
— Laisse tomber l’argent, Chiri, je…»
Je n’aurais pas dû dire ça. « Hé, espèce de fils de pute, quand je perds, je paie. Tu vas me faire le plaisir de prendre ce fric, sinon je te l’enfonce de force dans le gosier. Mais, bon Dieu, on peut dire que t’as une imagination tordue.
— Cette dernière partie, remarqua Courane, où elle était incapable de lever les mains pour débrancher le connecteur, c’était franchement hyper-délire. » Le ton était élogieux.
« Putain, le sadisme ! » Chiri frissonnait. « Bien la dernière fois que je touche à la Transpex avec toi.
— C’était pour gratter quelques points, Chiri, c’est tout. Je ne savais pas quelle était ma marque. Ça pouvait se jouer à deux-trois points près.
— T’as fini à 941 », dit Shaknahyi. Il me regardait d’un drôle d’air, comme impressionné et écœuré à la fois. « Faut qu’on y aille. » Il se leva, éclusa le fond de son verre de soda.
Je me levai à mon tour. « Tu te sens bien, maintenant, Chiri ? » Je lui posai la main sur l’épaule.
« Ça va. Je suis juste encore sous le coup. C’était comme un cauchemar. » Elle prit une profonde inspiration, puis souffla. « Il faut que je retourne au club pour libérer Indihar.
— On te ramène ? demanda Shaknahyi.
— Merci, dit Chiri, mais j’ai mon véhicule.
— Alors, à tout à l’heure, dis-je.
— Kwa heri, mon salaud. » Enfin, elle daignait sourire en m’appelant ainsi. Je me dis qu’en fin de compte tout était arrangé de nouveau entre nous. J’en étais vraiment heureux.
Dehors, Shaknahyi secoua la tête et sourit. « Elle avait raison, tu sais. C’était vraiment du sadisme, ce truc. Comme une torture inutile. Tu sais que t’es vraiment malade, mon salaud.
— Peut-être.
— Et faut que je me trimbale avec toi. »
J’en avais marre de causer de ça. « C’est pas bientôt l’heure ? demandai-je.
— Quasiment. On passe d’abord au poste et ensuite, qu’est-ce que tu dirais de venir dîner à la maison ? T’as déjà quelque chose de prévu ? Tu crois que Friedlander bey peut se passer de toi une soirée ? »
Je ne suis pas un individu très sociable et je me sens toujours mal à l’aise chez les autres. Pourtant, l’idée de passer une soirée loin de Papa et de tout son cirque était immensément séduisante. « Sans problème, dis-je.
— Le temps d’appeler ma femme voir si ça marche pour ce soir.
— Je ne savais pas que t’étais marié, Jirji. »
Il se contenta de hausser les sourcils, puis énonça son code d’appel dans le téléphone. Il eut une brève conversation avec son épouse puis remit le combiné à sa ceinture. « Elle dit que c’est d’accord. À présent, elle va se démener à courir partout briquer et cuisiner. Elle est toujours affolée dès que je ramène quelqu’un à la maison.
— Elle n’a pas besoin de se mettre en frais rien que pour moi. »
Shaknahyi hocha la tête. « Oh, ce n’est pas pour toi, crois-moi. Elle vient d’une de ces familles vieux jeu, et faut tout le temps qu’elle démontre qu’elle est une parfaite femme musulmane. »
Nous fîmes halte au poste, le temps de confier la voiture aux gars du service de nuit, puis de faire rapidement le point avec Hadjar. Finalement, une fois passés au rapport, nous redescendîmes retrouver la rue. « En général, je rentre à pied sauf s’il pleut à verse, dit Shaknahyi.
— C’est loin ? » m’enquis-je. L’après-midi était agréable mais ça ne me disait trop rien de marcher.
« Quatre, cinq kilomètres, peut-être.
— Alors laisse tomber. Je cherche un taxi. » Il y en a toujours sept ou huit qui guettent le client sur le boulevard Il-Djamil, près de la porte orientale du Boudayin. Je cherchai du regard mon ami Bill, mais ne le vis pas. Nous montâmes dans un autre taxi, et Shaknahyi donna son adresse au chauffeur.
C’était un immeuble dans un quartier nommé Haffé al-Khala, la Lisière du désert. Shaknahyi et sa famille vivaient quasiment à l’extrême limite méridionale de la cité, si près du désert que des monticules de sable, comme des bébés-dunes, s’étaient infiltrés jusqu’entre les murs des édifices. Il n’y avait ni fleurs ni arbres dans ces rues-là. C’était un coin désolé, calme et mort, plus sinistre que tout ce que j’avais vu.
Shaknahyi devait avoir deviné mes pensées. « C’est tout ce que je peux me payer, confia-t-il, amer. Allez, viens quand même. C’est plus sympa à l’intérieur. »
Je le suivis dans le hall de l’immeuble, puis dans les étages, jusqu’à son appartement au troisième. Il déverrouilla la porte d’entrée et fut aussitôt assailli par deux mioches. Ils s’accrochèrent à ses jambes comme il pénétrait dans le salon. Shaknahyi se pencha en riant, posa les mains sur la tête des garçons. « Mes fils, dit-il fièrement. Voici Petit Jirji, huit ans, et Hâkim, quatre ans. Zahra en a six. Elle est sans doute dans les jambes de sa mère, à la cuisine. »
Bon, je n’ai pas des masses de patience avec les gosses. Je suppose qu’ils sont parfaits pour les autres, mais je n’ai jamais vraiment compris leur utilité. Cela dit, je peux quand même me montrer poli à leur sujet, quand il le faut. « Tes fils sont très beaux, dis-je à mon hôte. Ils te font honneur.
— C’est la volonté d’Allah », dit Shaknahyi. Il était radieux comme une vraie torche.
Il se dégagea de Petit Jirji et d’Hâkim et, à mon grand désarroi, me laissa seul avec eux pour aller voir comment avançait le souper. Je ne voulais vraiment pas le moindre mal à ces gosses mais ma philosophie en matière d’éducation est assez extrémiste. J’estime qu’on devrait garder un bébé pendant quelques jours après la naissance – jusqu’à ce que l’attrait de la nouveauté se dissipe – puis le fourrer dans une grande boîte en carton garnie des meilleurs bouquins sur la civilisation orientale et occidentale. Ensuite, on enterre la boîte et on la ressort quand le gosse a dix-huit ans.
C’est donc avec un certain malaise que je les observai, tandis que, d’abord Petit Jirji, ensuite Hâkim remarquaient ma présence, assis sur le canapé. Hâkim tituba vers moi, un pantin d’un beau rouge vif dans la main droite, un autre dans la bouche. « Et qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ? » marmonnai-je.