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— Eh bien, c’est à toi que je dois tout ça. C’est toi qui m’as poussé à me faire amplifier le cerveau, à faire ce que voulait Papa. »

Yasmin détourna les yeux. « Ouais, je suppose. » Elle me regarda de nouveau. « Écoute, Marîd, je suis désolée si…»

Je posai la main sur la sienne. « Ne dis plus jamais que t’es désolée, Yasmin. On a tiré un trait là-dessus depuis longtemps. »

Elle parut reconnaissante. « Merci, Marîd. » Elle se pencha et m’embrassa sur la joue. Puis elle regagna rapidement le bout du bar où venaient de s’installer deux marins noirs de la marchande.

Le reste de la nuit passa rapidement. Je descendis un verre après l’autre en prenant soin que Kmuzu fasse de même. Il continuait à s’imaginer boire de l’eau gazeuse aromatisée d’un vague jus de citron bizarre.

Quelque part en cours de route, j’ai dû commencer à être saoul et à ce moment-là Kmuzu ne devait plus être en état de faire grand-chose. Je me souviens que Chiri ferma le bar vers les trois heures du matin. Elle fit la caisse et me donna la monnaie. Je lui restituai la moitié de la recette comme convenu, puis réglai Yasmin et les quatre autres. Ça me laissait quand même une belle liasse de billets.

J’eus droit à un baiser d’adieu particulièrement enthousiaste de la part d’une changiste nommée Lily, et à un bout de papier portant un code-phone de la part d’une certaine Rani. Je crois que Rani glissa également un bout de papier à Kmuzu, histoire de répartir les risques.

C’est à partir de là que c’est le noir total. Je ne sais plus comment Kmuzu et moi sommes rentrés, mais en tout cas on n’avait pas ramené la voiture. Je suppose que Chiri nous a appelé un taxi. Ensuite, je me suis réveillé, j’étais au lit et Kmuzu s’apprêtait à m’asperger de jus d’orange et de café brûlant.

« Où est cette flotte ? » lançai-je. Je parcourus ma suite en titubant, mes soleils dans une main, mes souliers dans l’autre.

« Tenez, yaa sidi. »

Je lui pris le verre des mains et avalai les comprimés. « Il en reste deux pour toi. »

Air atterré du Kmuzu : « Je ne peux pas…

— C’est pas pour le plaisir. C’est pour soigner. » Kmuzu surmonta son aversion pour les drogues assez longtemps pour prendre une unique soléine.

J’étais encore loin d’être frais et les soleils n’étaient pas pour améliorer la situation. La douleur était passée, mais je n’étais que très vaguement conscient. Je m’habillai en vitesse sans trop prêter attention à ce que je mettais. Kmuzu me proposa un petit déjeuner, mais cette seule idée me retournait l’estomac ; pour une fois, il ne me força pas à manger. Je crois qu’il était soulagé de ne pas avoir à faire la cuisine.

Nous descendîmes au radar. J’appelai un taxi pour me conduire au boulot, et Kmuzu m’accompagna pour aller récupérer la berline. Dans le taxi, j’appuyai la tête contre le dossier du siège, fermai les yeux et écoutai les bruits étranges qui résonnaient sous mon crâne. J’avais les oreilles qui carillonnaient comme la salle des machines d’un vieux remorqueur délabré.

« Que votre journée soit bénie », dit Kmuzu quand nous arrivâmes au commissariat.

« Que je survive jusqu’au déjeuner, tu veux dire », répliquai-je. Je sortis du bahut et jouai des coudes pour traverser ma foule de jeunes fans, leur jetant quelques pièces au passage.

Le sergent Catavina me lança un regard désapprobateur quand je rejoignis mon cagibi. « Z’avez pas l’air bien, remarqua-t-il.

— Je ne suis pas bien. »

Catavina fit claquer sa langue. « Je vais vous dire ce qu’il faut faire quand on a la gueule de bois.

— On se pointe pas au boulot », dis-je en m’effondrant dans ma chaise en plastique moulé. Je ne me sentais pas d’humeur à tailler une bavette.

« Ça aussi, ça marche toujours. » Il se retourna et quitta mon réduit. Il n’avait pas l’air de m’aimer des masses, et ça n’avait pas l’air de me chagriner.

Shaknahyi débarqua un quart d’heure plus tard. Je regardais toujours fixement ma console, incapable de me plonger dans la montagne de paperasses qui attendait sur mon bureau. « Ça boume ? » demanda-t-il. Il n’attendit pas la réponse. « Hadjar veut nous voir tous les deux immédiatement.

— Je suis pas disponible, fis-je, morose.

— C’est ça, on lui dira. Allez viens, bouge ton cul. »

Je le suivis à contrecœur jusqu’au cagibi vitré d’Hadjar, au bout du couloir. Nous restâmes plantés devant son bureau pendant qu’il jouait avec un petit tas de trombones. Au bout de plusieurs secondes, il leva les yeux et nous scruta. C’était un manège étudié. Il avait quelque chose de délicat à nous dire et voulait bien nous faire comprendre que ça-lui-ferait-plus-de-mal-à-lui-qu’à-nous. « J’aime pas avoir à faire ça », commença-t-il. C’est qu’il avait vraiment l’air triste !

« Alors, n’y pensez plus, lieutenant, dis-je. Allez, viens Jirji, laissons-le tranquille.

— La ferme, Audran, dit Hadjar. On a une plainte officielle de Reda Abou Adil. J’croyais vous avoir dit de lui lâcher la grappe. » Nous n’étions pas retournés voir Abou Adil, mais nous avions tâché de cuisiner un maximum de ses sous-fifres.

« Très bien, dit Shaknahyi, on lui lâche la grappe.

— L’enquête est terminée. Nous avons rassemblé toute l’information nécessaire.

— Très bien, répéta Shaknahyi.

— Vous avez compris, tous les deux ? Vous lui fichez la paix à partir de maintenant. On n’a rien pu relever contre lui. Pas le plus petit soupçon.

— D’accord », dit Shaknahyi.

Hadjar me regarda. « Très bien », dis-je à mon tour.

Hadjar hocha la tête. « Parfait. À présent, j’ai là un autre truc sur lequel je voudrais vous mettre. » Il tendit à Shaknahyi une feuille de papier bleu pâle.

Shaknahyi y jeta un œil. « C’est la porte à côté, remarqua-t-il.

— Hm-mouais, fit Hadjar. On a eu plusieurs plaintes de gens du quartier. Encore une histoire de trafic d’enfants, apparemment, mais ce coup-ci le mec a l’air d’un méchant client. Si ce On Cheung est là-bas, vous lui mettez le grappin dessus et vous me l’amenez. Vous tracassez pas pour les preuves ; on en fabriquera plus tard si jamais on trouve rien. S’il est pas là, fouillez ce que vous pourrez et ramenez ce que vous aurez trouvé de valable.

— Et de quoi l’inculpe-t-on ? » demandai-je.

Hadjar haussa les épaules. « Inutile de l’inculper de quoi que ce soit. Il l’apprendra bien assez tôt à son procès. »

Je regardai Shaknahyi ; il haussa les épaules. Telles étaient les méthodes qu’employait ici la police quelques années plus tôt. Le lieutenant Hadjar devait être pris de la nostalgie du bon vieux temps d’avant les formalités légalistes.

Shaknahyi et moi quittâmes le bureau d’Hadjar, direction l’ascenseur. Shaknahyi fourra le papier bleu dans sa poche de chemise. « Ça sera pas long, dit-il. Ensuite, on pourra se bouffer un truc. » L’idée de nourriture me flanquait la nausée ; je me rendis compte que j’étais encore à moitié beurré. Je priai Allah que mon état ne nous attire pas d’ennuis dans la rue.

À six pâtés de maisons du commissariat, la voiture entra dans un quartier d’immeubles en brique rouge délabrés. Des enfants jouaient dans la rue, se renvoyant un ballon de foot et se sautant dessus en poussant des cris perçants. « Yaa sidi ! yaa sidi ! » s’écrièrent-ils en chœur dès que j’eus mis le nez hors de la voiture de police. Je me rendis compte que certains d’entre eux étaient les gamins à qui je distribuais des pièces tous les matins.

« C’est que tu deviens une célébrité dans le coin », remarqua Shaknahyi, non sans un certain amusement.