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Devant les immeubles, des hommes étaient assis en groupes sur des chaises de cuisine bancales, à boire du thé, discuter et regarder passer les voitures. Leur conversation s’éteignit dès que nous apparûmes. Ils nous regardèrent passer devant eux avec des yeux plissés, remplis de haine. Je les entendais marmonner dans notre dos.

Shaknahyi consulta le papier bleu pour vérifier l’adresse de l’un des bâtiments. « C’est ici », indiqua-t-il. Une boutique obscure au rez-de-chaussée, la vitrine aveuglée par des boîtes en carton aplaties puis scotchées dessus de l’intérieur.

« Ça m’a l’air abandonné », remarquai-je.

Shaknahyi acquiesça et retourna vers le groupe d’hommes qui nous observait avec attention. « Quelqu’un connaîtrait-il ce On Cheung ? »

Les hommes échangèrent des regards mais personne ne dit mot.

« Ce salaud achète des mômes. L’avez déjà vu ? »

Je n’avais pas l’impression qu’aucun de ces types affamés et mal rasés serait disposé à nous aider, mais finalement l’un d’eux se leva et dit : « Je vais vous parler. » Les autres le raillèrent et crachèrent sur ses talons comme il nous emboîtait le pas sur le trottoir.

« Qu’est-ce que tu sais de lui ? demanda Shaknahyi.

— Ce On Cheung est apparu il y a quelques mois », dit l’homme. Il regardait derrière lui, nerveux. « Tous les jours, des femmes viennent ici à sa boutique. Elles amènent des enfants, elles entrent. Un peu plus tard, elles ressortent, mais pas avec les enfants.

— Qu’est-ce qu’il fait des gosses ? demandai-je.

— Il leur brise les jambes, dit l’homme. Il leur coupe les mains ou leur arrache la langue pour que les gens s’apitoient et leur donnent de l’argent. Puis il les revend à des esclavagistes qui les envoient ensuite mendier dans la rue. Des fois, les filles les plus grandes, il les vend à des maquereaux.

— On Cheung serait mort avant la nuit si Friedlander bey apprenait ça », remarquai-je.

Shaknahyi me regarda comme si j’étais un idiot. Il se retourna vers notre informateur. « Combien paie-t-il pour un gosse ?

— Je ne sais pas, dit l’homme. Trois cents kiams, cinq cents, peut-être. Les garçons valent plus que les filles. Parfois, des femmes enceintes viennent le voir d’autres quartiers de la ville. Elles restent ici une semaine, un mois. Puis elles rentrent chez elles et disent à leur famille que le bébé est mort. » Il haussa les épaules.

Shaknahyi s’approcha de la devanture et fit jouer la poignée de la porte, mais celle-ci refusa de s’ouvrir. Il sortit son lance-aiguilles, brisa un carreau au-dessus de la serrure, passa la main et ouvrit. Je le suivis dans la boutique obscure et qui sentait le moisi.

Il y avait des détritus partout, bouteilles cassées et barquettes en plastique, capitons d’emballage en lanières de papier journal ou en chips de polystyrène expansé. Une forte odeur de désinfectant au pin traînait dans l’air confiné. Il y avait une simple table éraflée calée contre un mur, un lustre suspendu au plafond, un évier de porcelaine dans un coin, avec un robinet qui gouttait. Pas d’autre meuble. Manifestement, On Cheung avait été averti d’une manière ou d’une autre de l’intérêt soudain de la police pour son commerce coupable. Nous parcourûmes les lieux, écrasant sous nos pas des bouts de verre et de plastique. Nous n’avions plus rien à faire ici.

« Quand t’es flic, remarqua Shaknahyi, tu passes une bonne partie de ton temps à être frustré. »

Nous ressortîmes. Les hommes sur les chaises de cuisine étaient en train de crier après notre informateur ; pas un n’avait eu le moindre rapport avec On Cheung mais leur copain avait enfreint un de ces putains de codes non écrits en nous parlant. Il allait falloir qu’il paie.

Nous les laissâmes régler leurs comptes. Tout cela me dégoûtait et j’étais heureux de n’avoir pas vu de preuve des activités de On Cheung. « Et maintenant, le programme ?

— Pour On Cheung ? On remplit un rapport. Peut-être qu’il a déménagé vers un autre quartier, peut-être qu’il a quitté la ville pour de bon. Peut-être qu’un jour il se fera prendre, et qu’on lui coupera les bras et les jambes. Comme ça, il pourra s’installer pour mendier à un coin de rue, qu’on voie un peu ce qu’il en dit…»

Une femme en long manteau noir et foulard gris traversa la rue. Elle portait un petit bébé enveloppé dans un keffieh à carreaux rouges et blancs. « Yaa sidi ? » me dit-elle. Shaknahyi haussa les sourcils et s’éloigna.

« Puis-je t’aider, ô ma sœur ? » demandai-je. Il était tout à fait inhabituel qu’une femme s’adresse à un inconnu dans la rue. Bien sûr, pour elle je n’étais qu’un flic.

« Les enfants m’ont dit que tu es un homme bon, me dit-elle. Le propriétaire exige davantage d’argent parce que j’ai maintenant un autre enfant. Il dit…»

Je soupirai. « Combien veux-tu ?

— Deux cent cinquante kiams, yaa sidi. »

Je lui en donnai cinq cents. J’avais sorti la recette de la soirée chez Chiri. Il en restait encore plein.

« Ce qu’on dit de toi est vrai, ô élu ! » dit-elle. Elle avait les larmes aux yeux.

« Tu m’embarrasses. Règle son loyer à ton propriétaire et achète-toi à manger pour toi et tes enfants.

— Qu’Allah accroisse tes forces, yaa sidi !

— Qu’Il te bénisse, ô ma sœur. »

Elle retraversa la rue en hâte et rentra dans son immeuble. « Ça te réchauffe le cœur, pas vrai ? » dit Shaknahyi. Je n’aurais su dire s’il se fichait de moi.

« Je suis toujours heureux de pouvoir rendre service.

— Le Robin des Bois des bidonvilles.

— Comme surnom, on a connu pire.

— Si Indihar pouvait voir cet aspect de toi, peut-être que tu la ferais pas autant gerber. » Je le fixai, mais il se contenta de rire.

Nous avions regagné la voiture quand le terminal se manifesta : « Matricule 374, répondez immédiatement. L’assassin en fuite Paul Jawarski a été formellement identifié chez Meloul, rue Nûr ad-Din. L’homme est désespéré, bien armé, et prêt à tuer. D’autres unités sont déjà en route.

— On s’en occupe », dit Shaknahyi. Le crépitement du haut-parleur s’éteignit.

« Chez Meloul, c’est là où on a déjeuné, l’autre fois, hein ? »

Shaknahyi acquiesça. « On va tâcher de persuader cet enculé de Jawarski de sortir bien gentiment avant qu’il se mette à lui faire des trous dans le couscoussier.

— Des trous ? »

Shaknahyi se tourna et m’adressa un grand sourire. « Il a un faible pour les armes d’époque. Il se trimbale avec un calibre 45 automatique. Ça te balance des pruneaux assez gros pour traverser un gigot de part en part.

— Tu connais ce type ? »

Shaknahyi vira dans Nûr ad-Din. « Nous autres, flics de terrain, on voit son portrait depuis des semaines. Il prétend avoir refroidi vingt-six bonshommes. C’est le chef de la bande des Bas-du-Bulbe. Sa tête est mise à prix dix mille kiams. »

Pas de doute, j’étais censé être au courant de l’histoire. « T’as pas l’air trop inquiet », remarquai-je.

Shaknahyi leva la main. « Je sais pas si le renseignement est sérieux ou si c’est pas encore un tuyau percé. Dans le coin, on reçoit autant d’appels bidon que de vrais. »

Nous étions les premiers devant chez Meloul. Shaknahyi ouvrit sa portière et sortit. Je l’imitai. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Contenir les badauds, c’est tout. Juste au cas où y aurait du…»

Une fusillade retentit dans le restaurant. Ces armes à projectiles font un potin du diable. Pas à dire, on les remarque quand elles tirent, pas comme les crachotements et les sifflements des électrostatiques ou des dégommeurs. Je m’aplatis sur le trottoir en essayant d’extraire de ma poche mon pistolet statique. Il y eut de nouvelles détonations, et j’entendis tout près un bruit de verre brisé. Le pare-brise, sans doute.