Shaknahyi s’était planqué le long de l’immeuble, hors de la ligne de tir. Il était en train de dégainer son arme.
« Jirji ! »
Il me fit signe de couvrir l’arrière du restaurant. Je me relevai, avançai de quelques mètres ; c’est alors que j’entendis Jawarski détaler en courant par l’entrée principale. Je me retournai et vis Shaknahyi se lancer à sa poursuite, tirant au lance-aiguilles vers le bout de la rue Nûr ad-Din. Shaknahyi tira quatre fois et puis Jawarski se retourna. Je les avais en plein dans mon champ visuel, et tout ce qui me vint à l’esprit c’était à quel point la gueule de l’arme de Jawarski était large et noire. On aurait dit qu’elle était pointée droit sur mon cœur. Il tira plusieurs fois et mon sang se figea jusqu’à ce que je me rende compte que je n’avais pas été touché.
Jawarski s’enfuit dans une cour d’immeuble, à quelques mètres de chez Meloul, et Shaknahyi se lança à ses trousses. Le fuyard devait avoir compris qu’il ne pouvait pas rejoindre la rue voisine car il fit demi-tour et revint sur Shaknahyi. J’arrivai à l’instant où les deux hommes, s’étant retrouvés face à face, vidaient leur chargeur l’un sur l’autre. À court de munitions, Jawarski se retourna et courut vers l’arrière d’une maison d’un étage.
Nous le poursuivîmes dans la cour. Shaknahyi escalada une volée de marches, enfonça une porte, entra dans la maison. Je n’en avais pas envie mais il fallait que je le suive. Sitôt que j’eus franchi la porte de derrière, j’avisai Shaknahyi. Appuyé contre un mur, il était en train de glisser un chargeur neuf dans son lance-aiguilles. Il n’avait pas l’air conscient de la large tache sombre qui s’étalait sur sa poitrine.
« Jirji, tu es blessé », dis-je, la bouche sèche, le cœur tambourinant.
« Ouais. » Il inspira un grand coup, souffla lentement. « Allons-y. »
À pas lents, il traversa la maison jusqu’à la porte d’entrée. Il sortit, arrêta le conducteur d’une petite voiture électrique. « Trop loin pour rejoindre la voiture de service », me dit-il, le souffle court. Il regarda le chauffeur. « J’ai reçu une balle », lui dit-il en montant.
Je montai à côté de lui. « Conduisez-nous à l’hôpital », commandai-je au petit bonhomme timide derrière son volant.
Shaknahyi jura. « Laisse tomber. Suivez-le ! » Il indiqua Jawarski qui était en train de passer à découvert, entre la maison où il s’était caché et la suivante.
Jawarski nous aperçut et fit feu tout en courant. La balle traversa le pare-brise, mais le petit bonhomme chauve continua de rouler. On voyait Jawarski zigzaguer d’une maison à l’autre. Entre celles-ci, il se retournait pour nous tirer dessus. Cinq nouveaux projectiles touchèrent la voiture.
Finalement, le fuyard parvint à la dernière maison de la rue et en escalada le porche d’entrée. Shaknahyi cala son lance-aiguilles et tira. Jawarski tituba et disparut à l’intérieur. « Viens, dit Shaknahyi d’une voix sifflante. Je crois bien que je l’ai eu. » Il ouvrit la portière et s’affala sur la chaussée. Je bondis et l’aidai à se relever. Il murmura : « Où sont-ils ? »
Je regardai derrière moi. Une poignée de flics en uniforme escaladaient les marches de l’immeuble où s’était planqué Jawarski, et trois autres voitures de patrouille déboulaient de l’autre bout de la rue. « Ils sont là, Jirji. » Sa peau commençait à prendre une vilaine couleur grise.
Il s’appuya contre la carrosserie criblée de balles et chercha son souffle. « Ça fait un mal de chien, dit-il tranquillement.
— Tiens bon, Jirji. On va t’amener à l’hôpital.
— C’était pas un accident, cet appel pour On Cheung, puis le tuyau sur Jawarski.
— De quoi tu parles ? »
Il souffrait le martyre, mais il ne voulait pas remonter en voiture. « Le dossier Phénix », dit-il. Il me regarda droit dans les yeux, comme s’il voulait me graver directement cette information dans le cerveau. « Hadjar a laissé un jour échapper ce nom. Depuis, je prends des notes. Ça leur plaît pas. Surveille qui reprend mes affaires, Audran. Mais joue les cons, sinon tu vas te faire allumer toi aussi.
— Merde, c’est quoi un dossier Phénix, Jirji ? » J’étais fou d’inquiétude.
« Prends ça. » Il sortit de sa poche revolver le calepin à couverture de vinyle et me le donna. Puis ses yeux se fermèrent et il glissa en arrière en travers du capot de la voiture. Je regardai le conducteur. « Et maintenant, vous voulez l’amener à l’hôpital ? »
Le petit bonhomme chauve et timide me fixa. Puis il regarda Jirji et demanda : « Vous pensez que vous pourrez empêcher ce sang de me tacher les coussins ? »
Je saisis ce petit enculé par le devant de sa chemise et le jetai hors de sa voiture. Puis je glissai doucement Shaknahyi sur le siège du passager, et mis le cap sur l’hôpital ; jamais je n’avais conduit aussi vite.
Ça ne fit pas un poil de différence. Il était trop tard.
10.
Un des Rubâiyyat de Khayÿm ne cessait de me trotter dans la tête. Il évoque le regret :
« Chiri, s’il te plaît », dis-je en levant mon verre vide. Le club était presque désert. Il était tard et j’étais épuisé. Je fermai les yeux, écoutai la musique, toujours la même musique hispo crissante, pulsante, que passait Kandy chaque fois qu’elle se levait pour danser. Je commençais à me lasser d’écouter jouer et rejouer toujours les mêmes chansons.
« Et si tu rentrais ? suggéra Chiri. Je peux m’occuper toute seule de la boîte. Qu’est-ce qui se passe, tu te méfies de moi pour la caisse ? »
Je rouvris les yeux. Elle avait déposé devant moi une nouvelle vodka-citron. J’étais d’une insondable mélancolie, de celles qu’aucun alcool ne soulage. Vous pouvez boire toute la nuit sans jamais réussir à vous saouler. Vous finissez avec l’estomac en capilotade et une migraine tenace, mais le soulagement escompté ne vient jamais. « Pas de problème, répondis-je. Faut que je reste. Occupe-toi de la fermeture, malgré tout. Plus personne n’est entré depuis au moins une heure.
— Comme tu voudras, patron », dit Chiri en me lançant un regard inquiet. Je ne lui avais pas parlé de Shaknahyi. Je n’en avais parlé à personne.
« Chiri, tu connais quelqu’un de confiance pour faire un sale boulot ? »
Elle ne parut pas choquée. C’est pour ça, entre autres, qu’elle me plaisait tant. « T’arrives à trouver personne avec tes relations de flic ? T’as pas assez de brutes sous tes ordres chez Papa ? »
Je secouai la tête. « Quelqu’un qui sache ce qu’il fait, quelqu’un sur qui je puisse compter pour rester discret. »
Grand sourire de Chiri. « Quelqu’un dans ton genre avant que t’aies tiré le bon numéro ? Qu’est-ce que tu dis de Morgan ? Il est fiable et te balancera sans doute pas.
— Je ne sais pas…» Morgan était un grand blond, un Américain de la Fédération de Nouvelle-Angleterre. Lui et moi, on ne naviguait pas dans les mêmes eaux, mais si Chiri le recommandait, c’est qu’il était sans doute digne de confiance.
« Quel genre de boulot ? » s’enquit Chiri.
Je me massai la nuque. Reflétée dans la glace du bar, ma barbe rousse commençait à montrer pas mal de gris. « Je veux qu’il me piste quelqu’un. Un autre Américain.