— Voyez-vous ça ? Morgan est un autochtone.
— Mouais, fis-je aigrement. S’ils se flinguent mutuellement, personne les regrettera. Tu peux me le dégoter ce soir ? »
Elle eut l’air dubitatif. « Il est deux heures du matin…
— Dis-lui qu’il y a cent kiams à la clé. Rien que s’il se montre et vient me causer.
— Il sera là. » Chiri sortit de son sac un carnet d’adresses et saisit le téléphone du bar.
J’éclusai la moitié de ma vodka-citron en fixant la porte d’entrée. Maintenant, j’attendais deux clients.
« Tu veux faire la paye ? » demanda Chiri quelque temps après.
Je n’avais cessé de fixer la porte, sans remarquer que la musique s’était arrêtée et que les cinq danseuses s’étaient rhabillées. Je secouai la tête pour dissiper le brouillard, mais le résultat ne fut pas fameux. « On a fait combien, ce soir ?
— Pareil que d’habitude, me dit Chiri. Pas des masses. »
Je partageai la recette avec elle et me mis à répartir les gains des danseuses. Chiri avait la liste de toutes les consommations que chaque fille avait extorquées à ses clients. Je calculai les commissions et les ajoutai à leurs gages. « Et z’avez pas intérêt à vous pointer en retard, demain.
— Ouais, d’accord », dit Kandy, récupérant son fric et gagnant rapidement la porte. Lily, Rani et Djamila la suivaient de près.
« Ça va bien, Marîd ? » demanda Yasmin.
Je levai les yeux et la regardai, reconnaissant pour sa sollicitude. « Ça va… Je t’expliquerai plus tard.
— Tu veux qu’on aille prendre le petit déjeuner ? »
Ç’aurait été super. Je n’étais plus sorti avec Yasmin depuis des mois. Je me rendis compte que ça faisait un sacré long moment que je n’étais plus sorti avec quiconque. Pourtant, j’avais autre chose à faire cette nuit. « Remettons ça à plus tard… Demain, peut-être.
— Bien sûr, Marîd. » Elle tourna les talons et sortit.
« Y a vraiment quelque chose qui cloche, hein ? » dit Chiri.
Je hochai simplement la tête et pliai le reste des billets de la recette. Peu importait la vitesse à laquelle je les dépensais, ils continuaient à s’accumuler.
« Et t’as pas envie d’en parler. »
Je fis non de la tête. « Rentre chez toi, Chiri.
— Tu vas rester planté là tout seul dans le noir ? »
De la main, je lui fis signe de déguerpir. Chiri haussa les épaules et me laissa seul. Je finis la vodka-citron puis passai derrière le comptoir et m’en préparai une autre. Une vingtaine de minutes plus tard, l’Américain blond entra dans la boîte. Il me salua d’un signe de tête et dit quelque chose en anglais.
Je fis un signe d’incompréhension. J’ouvris ma serviette sur le bar, sortis un papie d’anglais et l’enfichai. Il y eut un bref hiatus, le temps que mon esprit traduise ce qu’il venait de me dire, puis le papie prit le relais et ce fut comme si j’avais toujours su l’anglais. « Désolé de te faire sortir à une heure pareille, Morgan », dis-je.
Il passa une grosse patte dans ses longs cheveux blonds. « Eh, mec, qu’est-ce qui se passe ?
— Tu veux un verre ?
— Un demi pression si c’est gratuit.
— Sers-toi. »
Il se pencha par-dessus le comptoir et mit un verre propre sous l’un des robinets. « Chiri a parlé de cent kiams, mec. »
Je sortis mon argent. Le volume de la liasse me déconcerta. Faudrait que je passe plus souvent à la banque, sinon je devrai laisser Kmuzu jouer les gorilles à plein temps. Je sortis cinq billets de vingt kiams et les fis glisser à Morgan.
Il s’essuya la bouche du revers de la main et ramassa le fric. Il contempla les billets, puis me regarda de nouveau. « Et maintenant, je peux m’en aller, d’ac ?
— Bien sûr, lui dis-je, sauf si t’as envie d’apprendre comment en ramasser mille de plus. »
Il rajusta ses lunettes à monture d’acier et sourit de nouveau. J’ignorais s’il en avait besoin ou s’il les portait par simple affectation. S’il avait la vue basse, il aurait pu se faire reconstruire les yeux pour pas cher. « C’est infiniment plus intéressant que ce que je faisais jusqu’ici, en tout cas…
— Parfait. Je veux juste que tu me retrouves quelqu’un. » Et je lui parlai de Paul Jawarski.
Quand j’évoquai la bande des Bas-du-Bulbe, Morgan hocha la tête. « C’est le gusse qu’a descendu le flic aujourd’hui ?
— Il a pris la fuite.
— Eh ben, mec, les bourres finiront bien tôt ou tard par lui mettre le grappin dessus, tu peux en être sûr. »
Je ne bronchai pas. « Je ne veux pas entendre parler de tôt ou tard, vu ? Je veux savoir ce qu’il fout, et je veux que tu lui poses une ou deux questions avant que les flics le dégotent. Il est planqué quelque part, sans doute poinçonné par un lance-aiguilles.
— Tu paies mille kiams rien que pour mettre le doigt sur ce type ? »
Je pressai la rondelle de citron vert dans ma vodka et bus une gorgée. « Mouais.
— Et t’as pas envie que je lui frotte un peu les côtes ?
— Contente-toi de le retrouver avant Hadjar.
— Ah-ah, dit Morgan. Pigé, mec. Une fois que le lieutenant lui aura mis le grappin dessus, Jawarski sera plus disponible pour causer à personne.
— Tout juste. Et je veux pas que ça arrive.
— Tu m’étonnes, mec. Combien tu me files, d’entrée ?
— Cinq unités tout de suite, cinq après. » Je lui sortis encore cinq cents kiams. « Je veux des résultats demain, d’ac ? »
Sa grosse paluche se referma sur les billets et il me servit son sourire rapace. « Va dormir un peu, mec. Je te réveillerai avec son adresse et son comcode. »
Je me levai. « Finis ta bière et sortons d’ici. Cette turne commence à me fendre le cœur. »
Morgan parcourut des yeux le bar enténébré. « C’est pas pareil sans les filles et la boule à facettes, hein ? » Il éclusa le reste de bière et reposa doucement le verre sur le comptoir.
Je le raccompagnai jusqu’à la porte. « Trouve-moi Jawarski.
— C’est comme si c’était fait, mec. » Il leva la main puis s’éloigna à grands pas dans la Rue. Je retournai à l’intérieur et repris ma place. La nuit n’était pas encore terminée.
Je bus encore deux vodkas avant qu’Indihar n’arrive. Je savais qu’elle allait venir. Je l’attendais.
Elle avait passé un gros manteau bleu et s’était noué un foulard bordeaux et or autour de la tête. Elle avait les traits pâles et tirés, les lèvres serrées. Elle s’approcha et abaissa son regard sur moi. Ses yeux n’étaient pas rouges, pourtant ; elle n’avait pas pleuré. Je ne pouvais imaginer Indihar en larmes. « Je veux te parler », dit-elle. D’une voix froide et calme.
« C’est bien pour ça que je suis assis là », répondis-je.
Elle pivota pour se regarder dans le mur de glaces derrière la scène. « Le sergent Catavina a dit que tu n’étais pas en très grande forme ce matin. C’est vrai ? » Elle me regarda de nouveau. Son visage était complètement dépourvu d’expression.
« C’est vrai quoi ? répétai-je. Que je ne me sentais pas bien ?
— Que tu étais ivre ou défoncé, aujourd’hui, quand tu as accompagné mon mari. »
Je soupirai. « Je me suis présenté au commissariat avec la gueule de bois. Ça ne m’avait quand même pas ôté mes moyens. »
Ses mains commencèrent à se serrer et se desserrer. Je voyais tressaillir son maxillaire. « Tu penses que ça aurait pu ralentir tes réflexes ?
— Non, Indihar. Je ne crois pas que ça m’ait affecté le moins du monde. Tu veux me rendre responsable de ce qui est arrivé ? C’est à ça que tu veux en venir ? »