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Elle tourna la tête, très lentement. Me fixa droit dans les yeux. « Oui. Je veux t’en rendre responsable. Tu ne l’as pas soutenu assez vite. Tu ne l’as pas couvert. Si tu avais été là pour l’épauler, il ne serait pas mort.

— Tu ne peux pas dire ça, Indihar. » J’avais une espèce de vide écœurant au creux du ventre parce que je n’avais cessé de me dire la même chose toute la journée. La culpabilité avait grandi en moi depuis l’instant où j’avais laissé Shaknahyi gisant sur un lit d’hôpital, un drap sanglant rabattu sur le visage.

« Mon mari serait en vie, et mes enfants auraient encore un père. Ils ne sont pas encore au courant, tu sais. Je ne leur ai pas encore dit. Je ne sais pas comment le leur dire. Je ne sais même pas comment me le dire à moi, si tu veux toute la vérité. Peut-être que demain je réaliserai que Jirji est mort. Alors, il faudra bien que je trouve un moyen de traverser la journée sans lui, traverser la semaine, traverser le reste de mon existence. »

J’éprouvai une nausée soudaine et fermai les yeux. C’était comme si je n’étais pas vraiment là, comme si je rêvais simplement ce cauchemar. Quand je les rouvris, pourtant, Indihar me fixait toujours. Tout cela était arrivé, et elle et moi allions devoir jouer jusqu’au bout cette terrible scène. « Je…

— Me dis pas que t’es désolé, espèce de fils de pute. » Même à cet instant, elle n’éleva pas la voix. « Je ne veux entendre personne me dire qu’il est désolé. »

Je restai assis là, à l’écouter me dire ce qu’elle avait besoin de dire. Toutes ses accusations, je m’en étais déjà confessé mentalement. Peut-être que si je ne m’étais pas saoulé à ce point la nuit dernière, peut-être que si je n’avais pas pris tous ces soleils ce matin…

Finalement, elle se contenta de me fixer, le désespoir peint sur le visage. Elle me condamnait par sa présence et son silence. Elle le savait et je le savais, et c’était suffisant. Puis elle pivota et sortit du club, la démarche assurée, la posture parfaite.

Je me sentais absolument détruit. Je trouvai le téléphone là où l’avait laissé Chiri et composai le numéro de chez moi. Il sonna trois fois, puis Kmuzu répondit. « Tu veux passer me prendre ? » J’avais l’élocution empâtée.

« Êtes-vous chez Chiriga ? me demanda-t-il.

— Ouais. Viens vite avant que je me tue. » Je raccrochai brutalement et me préparai un nouveau verre pour attendre.

Quand il arriva, j’avais un petit cadeau pour lui. « Tends ta main, lui dis-je.

— Qu’est-ce que c’est, yaa sidi ? »

Je vidai ma boîte à pilules dans sa paume retournée, la refermai d’un déclic et la remis dans ma poche. « Débarrasse-t’en. »

Son expression ne changea pas tandis qu’il refermait le poing. « Sage décision, dit-il simplement.

— Mais bien tardive, hélas. » Je quittai mon tabouret et le suivis dehors, dans la nuit froide. Je verrouillai la porte du club puis me laissai reconduire à la maison.

Je pris une longue douche, la peau fouettée par le jet fin d’eau brûlante jusqu’à ce que je sente venir la décrispation. Je me séchai et gagnai ma chambre. Kmuzu m’avait apporté un bol de chocolat fort bien chaud. Je le bus à petites gorgées avec reconnaissance.

« Aurez-vous besoin d’autre chose, ce soir, yaa sidi ? demanda Kmuzu.

— Écoute, lui dis-je. Je n’irai pas au commissariat demain matin. Laisse-moi dormir, d’accord ? Je ne veux pas être dérangé. Je ne veux répondre à aucun coup de téléphone ni m’occuper des problèmes de personne.

— Sauf si le maître de maison vous demande », dit Kmuzu.

Je soupirai. « Cela va sans dire. Sinon…

— Je veillerai à ce que vous ne soyez pas dérangé. »

Je ne me branchai pas le papie-réveil avant d’aller au lit, et je passai une nuit de sommeil agité. Des cauchemars me réveillaient sans cesse jusqu’à ce que, l’aube venue, je finisse par tomber dans un lourd sommeil épuisé. Il n’était pas loin de midi quand je sortis enfin des draps. Je passai mon vieux jean et ma chemise de treillis, une tenue que je ne porte pas souvent sous le toit de Friedlander bey.

« Voulez-vous petit déjeuner, yaa sidi ? demanda Kmuzu.

— Non, aujourd’hui, je me mets en congé de tout ça. »

Il fronça les sourcils. « Il y a une affaire qui réclamera votre attention, plus tard.

— C’est ça, plus tard. » Je gagnai le bureau sur lequel j’avais posé ma serviette la veille, et sortis le Sage conseiller de la boîte de mamies. J’estimais qu’une petite thérapie instantanée ne serait pas de trop pour mon esprit troublé. Je m’installai dans un confortable fauteuil de cuir noir et m’embrochai le mamie.

Il était ou n’était pas une fois, en Mauritanie, un idiot célèbre, tricheur et vaurien nommé Marîd Audran. Un jour, Audran, au volant de sa berline westphalienne couleur crème, se rendait à quelque affaire pressante quand une autre voiture entra en collision avec la sienne. La seconde voiture était vieille et déglinguée et bien que l’accident fût manifestement la faute de l’autre chauffeur, celui-ci jaillit de l’amas de tôles et se mit à crier après Audran : « Regardez un peu ce que vous avez fait à ce magnifique véhicule ! » vociféra ce chauffeur, qui n’était autre que le lieutenant de police Hadjar. Reda Abou Adil, Hassan le Chiite et Paul Jawarski sortirent également de l’épave. Tous quatre menaçaient et insultaient Audran, bien qu’il protestât de son innocence.

Jawarski flanqua un coup de pied dans l’aile froissée de la voiture d’Hadjar. « Elle est inutilisable à présent, remarqua-t-il. Aussi la seule chose équitable qui te reste à faire est de nous donner la tienne. »

Audran luttait à quatre contre un, et de toute évidence ils n’étaient pas d’humeur à se montrer raisonnables, alors il accepta.

« Et ne nous récompenseras-tu pas de t’avoir montré la voie de l’honneur ? demanda Hadjar.

— Si nous n’avions pas insisté, renchérit Hassan, tes actes auraient compromis le salut de ton âme auprès d’Allah.

— Peut-être, dit Audran. Que voulez-vous recevoir pour ce service ? »

Reda Abou Adil écarta les mains comme si cela n’avait guère d’importance. « Ce n’est qu’un don symbolique, pour la forme, entre frères musulmans. Tu peux donner cent kiams à chacun de nous. » Alors Audran tendit au lieutenant Hadjar les clés de sa berline westphalienne couleur crème et donna cent kiams à chacun des quatre hommes.

Tout l’après-midi, Audran poussa la voiture d’Hadjar sous le soleil torride pour la ramener en ville. Il la gara au milieu du souk puis alla chercher son ami, Saïed le demi-Hadj. « Il faut que tu m’aides à rendre à Hadjar, Abou Adil, Hassan et Jawarski la monnaie de leur pièce », lui dit-il, et Saïed accepta volontiers. Audran découpa le plancher de l’épave et Saïed s’allongea près de l’ouverture, dissimulé sous une couverture pour ne pas être vu, et muni d’un petit sac de pièces d’or. Puis Audran mit le moteur en route et attendit.

Peu après, les quatre coquins vinrent à passer. Ils avisèrent Audran assis à l’ombre de l’épave et se mirent à rire. « Elle avancera pas d’un pouce, railla Jawarski. Tu la fais chauffer pour quoi faire ? »

Audran leva les yeux. « J’ai mes raisons », fit-il, et il sourit comme s’il détenait un merveilleux secret.

« Quelles raisons ? insista Abou Adil. Le soleil estival t’aurait-il cramé la cervelle ? »