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Après un trajet de près d’une demi-heure, nous tournâmes à l’entrée du domaine. Kmuzu resta dans la voiture, feignant de faire la sieste. Akwete et moi descendîmes pour emprunter le sentier pavé de céramique conduisant à la maison. Lors de ma première visite, en compagnie de Shaknahyi, j’avais été impressionné par le luxe des jardins et la beauté de l’édifice. Aujourd’hui, en revanche, je n’en remarquai rien. Je tambourinai à la porte de bois sculpté et un domestique réagit sans tarder à mon injonction : il ouvrit en me jetant un regard insolent mais sans dire un mot.

« Nous venons voir cheikh Reda pour affaires, dis-je en le bousculant pour passer. Je viens de chez Friedlander bey. »

Grâce au mamie de Saïed, mes manières étaient brusques et grossières, mais le domestique ne parut pas s’en formaliser. Il referma la porte derrière Tema Akwete et se hâta pour nous devancer dans un corridor haut de plafond, escomptant qu’on le suivrait. Nous le suivîmes. Il s’immobilisa devant une porte fermée au bout d’un long passage frais. L’air embaumait la rose, cette odeur que j’avais fini par associer à la demeure d’Abou Adil. Le domestique n’avait pas desserré les lèvres. Il s’arrêta pour m’adresser un nouveau regard insolent puis s’éloigna.

« Vous attendez ici », dis-je en me tournant vers Akwete.

Elle s’apprêtait à discuter puis se ravisa. « Je n’aime pas ça du tout.

— C’est bien dommage. » Je ne savais pas ce qui se passait de l’autre côté de la porte mais je n’avais pas l’intention de moisir dans le hall en sa compagnie, aussi tournai-je le bouton pour entrer.

Ni Reda Abou Adil, ni Umar Abdoul-Qawy, son secrétaire, ne m’entendirent entrer dans le bureau. Abou Adil était dans son lit d’hôpital comme lors de ma visite précédente. Umar était penché sur lui. Je n’aurais su dire ce qu’il faisait.

« Qu’Allah vous donne la santé », lançai-je, tout de go.

Umar sursauta et se retourna vers moi. « Comment avez-vous fait pour entrer ?

— Votre domestique m’a conduit jusqu’à la porte. »

Umar hocha la tête. « Kamal. J’aurai deux mots à lui dire. »

Puis il m’examina plus attentivement. « Je suis désolé, fit-il, votre nom m’échappe…

— Marîd Audran. Je travaille pour Friedlander bey.

— Ah oui », dit Umar. Son expression se radoucit imperceptiblement. « La dernière fois, vous étiez venu à titre de policier.

— Je ne suis pas vraiment flic. Je m’occupe des intérêts de Friedlander bey auprès de la police. »

L’esquisse d’un sourire ourla les lèvres d’Umar. « À votre guise. Et vous en occupez-vous aujourd’hui ?

— De ses intérêts et également des vôtres. »

Abou Adil éleva une main faible pour effleurer la manche d’Umar. Ce dernier se pencha pour entendre le murmure du vieillard, puis il se redressa. « Cheikh Reda vous invite à prendre vos aises, dit Umar. Nous vous aurions préparé des rafraîchissements adéquats si vous nous aviez prévenus de votre visite. »

Je cherchai un siège du regard et m’installai. « Une femme extrêmement contrariée est venue aujourd’hui chez Friedlander bey. Elle représente le gouvernement révolutionnaire qui vient de socialiser le Radieux Royaume Segu. » J’ouvris ma serviette, pris l’enveloppe de la République Songhaï et la lançai à Umar.

Celui-ci parut amusé. « Déjà ? J’avais vraiment cru qu’Olujimi durerait plus longtemps. Je suppose qu’une fois qu’on a transféré toute la richesse d’un pays dans une banque étrangère, il n’y a plus vraiment d’intérêt à conserver le trône.

— Je ne suis pas venu pour discuter de ça. » Avec le mamie du demi-Hadj, j’avais du mal à être courtois avec Umar. « Aux termes de votre accord avec Friedlander bey, ce pays est sous votre autorité. Vous trouverez toutes les informations utiles dans cette pochette. J’ai laissé la femme fulminer dans l’antichambre. On dirait une véritable harpie. Je suis ravi que ce soit vous qui vous occupiez d’elle et pas moi. »

Umar secoua la tête. « Ils essaient toujours d’arranger et de réorganiser notre vie à notre place. Ils oublient tout le bien que l’on peut faire pour leur cause, pour peu qu’on soit bien disposé. »

Je le regardai jouer avec l’enveloppe, la tourner et la retourner sur le bureau. Abou Adil émit un faible gémissement, mais j’avais vu trop de vraies souffrances pour m’apitoyer sur celles d’un asticot accroché à L’Enfer à la Carte. Je me retournai vers Umar : « Si vous pouvez faire quelque chose pour rendre votre maître plus alerte, Mme Akwete a besoin de lui parler. Elle semble penser que le destin du monde musulman repose sur ses seules épaules. »

Umar m’adressa un sourire ironique. « La République Songhaï fit-il, avec un hochement de tête incrédule. Demain, ce sera de nouveau un royaume ou une province conquise ou une dictature fasciste. Et personne n’en aura rien à foutre…

— Mme Akwete, si. »

Ça l’amusa encore plus. « Mme Akwete sera l’une des premières à bénéficier de la nouvelle vague de purges. Mais assez parlé d’elle. Nous devons discuter à présent du problème de votre compensation. »

Je le fixai attentivement. « À aucun moment je n’avais songé à une rétribution.

— Évidemment pas. Vous remplissiez simplement les termes de l’accord passé entre votre employeur et le mien. Quoi qu’il en soit, il est toujours sage d’exprimer sa gratitude à ses amis. Après tout, quelqu’un qui vous a aidé par le passé est plus à même de vous aider à nouveau. Peut-être y a-t-il quelque menu service que je puis vous rendre en retour. »

C’était précisément le but de ma petite incursion dans les terres d’Abou Adil. J’écartai les mains et tâchai d’avoir l’air désinvolte. « Non, franchement, je ne vois pas… À moins que…

— À moins que quoi, mon ami ? »

Je fis mine d’examiner le talon usé de ma botte. « À moins que vous ne soyez prêt à me dire pourquoi vous avez installé Umm Saad dans notre maisonnée. »

Umar fit mine d’être tout aussi désinvolte. « Vous devez savoir depuis le temps que cette Umm Saad est une femme fort intelligente, mais qu’elle n’est certainement pas aussi futée qu’elle se l’imagine. Nous désirions simplement qu’elle nous tienne au courant des plans de Friedlander bey. Jamais il n’avait été question qu’elle se confronte à lui directement ou abuse de son hospitalité. Elle a braqué votre maître, ce qui dès lors nous la rendait inutile. Vous pouvez en disposer à votre guise.

— C’est bien ce dont je m’étais douté. Sachez que Friedlander bey ne vous tient, vous ou cheikh Reda, en rien responsables de ses actes. »

Umar leva la main d’un air chagrin. « Allah nous fournit les instruments, à nous de les employer au mieux. Parfois, l’un d’eux se brise et il faut alors le jeter.

— Allah soit loué, murmurai-je.

— Louons Allah », dit Umar. Ça m’avait l’air de baigner impec entre nous.

« Encore un détail, ajoutai-je. Le policier qui était avec moi la dernière fois, l’agent Shaknahyi, s’est fait tuer par balle hier. »

Umar ne cessa pas de sourire mais son front se plissa. « Nous avons appris la nouvelle. Notre cœur va à sa veuve et ses enfants. Qu’Allah lui accorde la paix.

— Ouais. Quoi qu’il en soit, j’aimerais énormément mettre la main sur l’homme qui l’a tué. Son nom est Paul Jawarski. »

Je regardai Abou Adil qui se tortillait sans répit sur son lit d’hôpital. Le vieillard grassouillet bredouilla faiblement quelque chose, mais Umar ne lui prêtait pas la moindre attention à lui. « Certainement, me dit-il. Nous serons heureux de mettre nos ressources à votre disposition. Si l’un de nos associés apprend quoi que ce soit au sujet de ce Jawarski, vous en serez aussitôt informé. »