L’attitude d’Umar ne me disait rien qui vaille. Il avait la parole trop facile, la mine trop contrite. Je le remerciai, sans plus, et me levai pour partir.
« Un moment, cheikh Marîd », dit-il d’une voix calme. Il se leva et me prit par le bras pour me conduire vers une autre sortie. « J’aimerais avoir quelques mots en privé avec vous. Est-ce que vous voulez bien passer dans la bibliothèque ? »
J’éprouvai un curieux frisson. J’étais conscient que cette invitation émanait d’Umar Abdoul-Qawy, agissant de sa propre initiative, et non d’Umar Abdoul-Qawy, secrétaire de cheikh Reda Abou Adil. « Entendu », dis-je.
Il porta la main à sa tête et éjecta le mamie qu’il portait. Il n’avait même pas jeté un regard à Abou Adil.
Umar me tint la porte et je pénétrai dans la bibliothèque. Je m’assis à une large table oblongue au plateau de bois sombre verni. Umar, en revanche, resta debout. Il arpenta la pièce, le long d’un haut mur garni d’étagères, faisant sauter négligemment le mamie dans sa paume. « Je crois comprendre ta position, dit-il enfin.
— Et quelle est cette position, au juste ? »
Signe de la main irrité. « Tu sais très bien ce que je veux dire. Combien de temps encore vas-tu te satisfaire d’être le chien savant de Friedlander bey, à courir et faire le beau pour un vieux fou qui n’a même plus assez de jugeote pour s’apercevoir qu’il est déjà mort ?
— Vous parlez de qui, là, de Papa ou de cheikh Reda ? »
Umar s’immobilisa et me regarda en plissant le front : « Je parle des deux et je suis sûr que tu le sais foutrement bien. »
Je fixai Umar durant un moment, écoutant les trilles des oiseaux encagés un peu partout dans la maison et les jardins d’Abou Adil. Leur chant donnait à l’après-midi une trompeuse impression de paix et d’espoir. Dans la bibliothèque l’air sentait le moisi, le renfermé. Moi-même, je commençais à me sentir en cage. Peut-être avais-je commis une erreur en me rendant ici aujourd’hui. « Que suggères-tu, Umar ?
— Je suggère que nous commencions à songer à l’avenir. Un jour, pas très lointain, les empires de ces vieillards seront entre nos mains. Merde, je dirige déjà les affaires de cheikh Reda. Il passe toute la sainte journée connecté sur ce… ce…
— Je sais sur quoi il est connecté. »
Umar hocha la tête. « Bien, parfait. Le mamie que j’utilise est un enregistrement récent de son esprit. Il me l’a donné parce que ce qui l’excite le plus, sexuellement, c’est de se baiser lui-même, ou du moins une reproduction précise de lui-même. Est-ce que cela te dégoûte ?
— Tu plaisantes ? » J’avais déjà entendu bien pire.
« Alors, fais pas attention à ça. Il ne se rend pas compte qu’avec ce mamie je suis son égal pour ce qui est de la gestion des affaires. Je suis effectivement Abou Adil, mais avec l’avantage supplémentaire de mes propres talents. Il est cheikh Reda, un grand homme ; mais avec ce mamie, je suis cheikh Reda et Umar Abdoul-Qawy réunis. Pourquoi aurais-je besoin de lui ? »
Tout cela me paraissait terriblement amusant. « Es-tu en train de proposer l’élimination d’Abou Adil et de Friedlander bey ? »
Umar regarda autour de lui, nerveux. « Je ne propose rien de tel, dit-il d’une voix calme. Bien trop de personnes comptent sur leurs vues et leur jugement. Pourtant, un jour viendra bien où ces vieillards seront eux-mêmes un obstacle à leurs propres entreprises.
— Quand l’heure sonnera de les mettre à l’écart, observai-je, les gens censés le savoir le sauront. Et Friedlander bey, en tout cas, leur cédera la place sans regret.
— Et si l’heure avait sonné ? demanda Umar d’une voix rauque.
— Toi, tu es peut-être prêt, mais moi, je ne suis pas préparé à reprendre les affaires de Papa. »
Umar insista : « Même ce problème pourrait être résolu.
— Possible », fis-je. Je me forçai à rester de marbre. Je ne savais pas si nous étions surveillés et enregistrés, mais je n’avais pas envie non plus de contrarier Umar. Je savais désormais que l’homme était très dangereux.
« Tu finiras par découvrir que j’ai raison », dit-il enfin. Il joua encore avec le mamie dans sa main, le front de nouveau plissé par la réflexion. « Retourne donc auprès de Friedlander bey et réfléchis à ce que je t’ai dit. Nous reparlerons bientôt. Si tu ne partages pas mon enthousiasme, je risque d’être forcé de te mettre à l’écart en même temps que nos deux maîtres. » Je fis mine de me lever. Il tendit une main pour m’arrêter. « Ce n’est pas une menace, mon ami, dit-il calmement. Ce n’est que la façon dont je vois l’avenir.
— Allah seul voit l’avenir. »
Il eut un rire cynique. « Si tu t’imagines que les pieux discours ont vraiment une signification, alors j’ai des chances de finir avec plus de pouvoir que cheikh Reda n’en a jamais rêvé. » Il indiqua une autre porte, du côté sud de la bibliothèque. « Tu peux sortir par là. Suis le corridor sur la gauche, il te ramènera à l’entrée principale. Je dois retourner discuter de cette affaire de République Songhaï avec la femme. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour elle. Je la renverrai à son hôtel avec mon chauffeur.
— Merci de ton amabilité.
— Puisses-tu aller en paix et sans crainte, ».
Je quittai la bibliothèque et suivis ses indications. Kamal, le domestique, me retrouva en chemin et me raccompagna à la porte. Là encore, sans ouvrir la bouche. Je descendis les marches pour gagner la voiture, et là je me retournai. Debout sur le seuil, Kamal me lorgnait comme si j’avais pu planquer l’argenterie sous mes fringues.
J’entrai dans la berline. Kmuzu démarra, descendit l’allée et franchit le portail. Je songeai aux paroles d’Umar, à sa proposition. Abou Adil avait exercé son pouvoir durant près de deux siècles. Nul doute que durant tout ce laps de temps il y avait eu quantité de jeunes gens pour occuper le poste à présent détenu par Umar. Nul doute qu’un certain nombre avaient nourri les mêmes idées ambitieuses. Abou Adil était toujours là mais qu’était-il advenu de ces jeunes gens ? Peut-être Umar n’était-il pas aussi malin qu’il se l’imaginait.
11.
Jirji Shaknahyi s’était fait tuer le mardi, et il me fallut attendre le vendredi pour être en mesure de remettre les pieds au commissariat. C’était évidemment le sabbat, et je caressai l’idée de passer par une mosquée en cours de route, mais cela me parut hypocrite. Je me dis que je devais être tellement irrécupérable que toutes les dévotions du monde ne pourraient jamais me rendre acceptable aux yeux d’Allah. Je sais que tout cela n’était que des justifications creuses – ce sont les pécheurs, après tout, qui ont le plus besoin de recourir à la prière, pas les saints – mais je me sentais simplement trop minable, trop coupable pour entrer dans la Maison de Dieu. En outre, Shaknahyi avait donné un exemple de vraie foi et j’avais trahi sa confiance. Je devais d’abord me racheter à mes propres yeux, avant de pouvoir espérer faire de même aux yeux d’Allah.
Ma vie avait été comme un océan houleux, avec des vagues de confort et d’aisance, suivies de vagues d’adversité. Peu importait le calme paisible auquel je parvenais, je savais que de nouveaux ennuis ne tarderaient pas à m’engloutir. J’avais toujours dit à tout le monde combien je préférais être livré à moi-même, être un acteur solitaire redevable à personne d’autre que moi. J’aurais bien voulu appliquer ne fût-ce que la moitié de tous ces beaux discours.
J’avais besoin de mobiliser jusqu’à la dernière miette de force et de confiance pour affronter les puissances têtues qui m’entouraient de toutes parts. Il ne fallait pas compter sur l’aide du lieutenant Hadjar, de Friedlander bey ou de quiconque. Personne au commissariat ne semblait particulièrement enclin à parler avec moi ce vendredi matin. Il y avait un bon nombre d’employés à temps partiel, des chrétiens qui occupaient les postes laissés vacants par les musulmans pieux en l’honneur du sabbat. Le lieutenant Hadjar était là, bien sûr, parce que dans la liste de ses passe-temps favoris la religion traînait quelque part en queue entre les soins dentaires et le paiement des impôts. Je me dirigeai immédiatement vers le cube vitré de son bureau.