Il finit par lever les yeux pour voir qui traînait aux alentours de sa table. « Quoi encore, Audran ? » aboya-t-il. Il ne m’avait pas vu de trois jours mais à l’entendre on aurait cru que je lui avais pompé l’air sans interruption.
« Je voulais juste savoir quels étaient vos plans à mon sujet. »
Hadjar détourna les yeux de sa console et me fixa un long moment, la bouche déformée comme s’il venait de mâcher une datte pourrie. « Vous vous flattez, fit-il d’une voix calme. Vous n’entrez à aucun moment dans mes plans.
— Je proposais simplement mes services dans le cadre de l’enquête sur la mort de Jirji Shaknahyi. »
Hadjar haussa les sourcils. Il se carra dans son fauteuil. « Quelle enquête ? » demanda-t-il. Le ton était incrédule. « Il s’est fait descendre par Paul Jawarski. C’est tout ce qu’on a besoin de savoir. »
J’attendis jusqu’à ce que je sois capable de lui parler sans hurler. « Parce que nous avons arrêté Jawarski ?
— Nous ? Qui ça, nous ? Vous voulez dire : Est-ce que la police détient Jawarski ? Non, pas encore. Mais ne vous en faites pas, Audran, il ne nous échappera pas. L’étau se resserre autour de lui.
— Et comment comptez-vous le retrouver ? La ville est grande. Vous croyez qu’il est tranquillement assis dans une chambre quelque part, à attendre que vous vous pointiez avec un mandat ? Il est sans doute déjà retourné en Amérique.
— Par un travail de police sérieux, voilà comment on va le retrouver, Audran. Vous n’avez jamais eu beaucoup de confiance dans le travail de police sérieux. Je sais qu’il n’a pas quitté la ville. Il est ici, quelque part, et le filet se resserre autour de lui. Ce n’est qu’une question de temps. »
Ça ne me disait rien qui vaille. « Allez raconter ça à la veuve, tiens. Votre confiance lui mettra du baume au cœur. »
Hadjar se leva. Je l’avais mis en rogne. « Vous m’accusez de quelque chose, Audran ? » demanda-t-il en m’enfonçant l’index dans le plexus. « On sous-entend que peut-être je ne pousserais pas l’enquête avec assez de vigueur ?
— J’ai rien dit du tout, Hadjar. Je voulais juste savoir quels étaient vos plans. »
Il m’adressa un sourire mauvais. « Quoi, z’imaginez que j’ai rien de mieux à faire que rester planté là à me creuser la cervelle pour savoir comment exploiter vos talents particuliers ? Merde, Audran, on se débrouillait très bien sans vous ces dernières années. Mais je suppose qu’à présent que vous êtes là, on doit bien pouvoir vous trouver une occupation. » Il se rassit derrière son bureau et feuilleta une pile de papiers. « Euh, ouais, nous y voilà. Je veux que vous poursuiviez l’enquête que vous aviez commencée avec Shaknahyi. »
Ça ne me réjouissait pas des masses. Je voulais être directement partie prenante dans la traque de Jawarski. « Je croyais qu’on était censés foutre la paix à Abou Adil. » Hadjar plissa les paupières. « Est-ce que j’ai parlé d’Abou Adil ? Vous avez effectivement intérêt à lui foutre la paix. Je parle de ce Chinetoque, On Cheung. Le marchand de bébés. Pas question de laisser refroidir la piste. »
Je sentis un frisson me parcourir. « N’importe qui peut se charger d’On Cheung, dis-je. En revanche, je tiens tout particulièrement à retrouver Paul Jawarski.
— Marîd Audran, l’Homme en Mission, hein ? Eh bien, laissez tomber. On n’a pas besoin de vous voir écumer la ville pour assouvir votre rancune. De toute façon, vous ne m’avez toujours pas démontré que vous savez ce que vous faites. Je m’en vais donc vous assigner un nouveau partenaire, quelqu’un qui a de l’expérience. On n’est pas dans un ouvroir pour dames, Audran. Alors, vous faites ce que je vous dis de faire. Ou bien est-ce que vous jugez que mettre On Cheung hors d’état de nuire soit indigne de votre sollicitude ? »
Je grinçai des dents. La mission ne me plaisait pas, mais Hadjar avait raison de l’estimer aussi importante que mettre le grappin sur Jawarski. « Comme vous voudrez, lieutenant. »
Il me servit à nouveau son rictus. J’avais envie de le lui arracher de la tronche. « À partir de maintenant, vous ferez équipe avec le sergent Catavina. Il devrait vous apprendre des tas de choses. »
Mon cœur chavira. De tous les flics de ce commissariat, Catavina était celui avec lequel j’avais le moins envie de passer mon temps. C’était une brute et un cossard de première. Je savais déjà que si jamais on mettait la main sur On Cheung, ce ne serait pas grâce à la contribution de Catavina.
Le lieutenant devait avoir lu ma réaction sur mon visage. « Vous y voyez un inconvénient, Audran ? demanda-t-il.
— Si c’était le cas, y aurait-il la moindre chance que ça vous fasse changer d’avis ?
— Pas la moindre, reconnut Hadjar.
— C’est ce que je pensais. »
Hadjar reporta son attention sur l’écran de son terminal. « Allez vous présenter à Catavina. Je veux entendre de bonnes nouvelles au plus tôt. Si jamais vous me cisaillez ce Chinetoque, il pourrait y avoir de la promotion dans l’air pour tous les deux.
— Je m’y mets de suite, lieutenant. » Son habileté m’impressionnait. Il avait adroitement manœuvré pour m’écarter à la fois d’Abou Adil et de Jawarski en me jetant dans une enquête accaparante mais parfaitement justifiée. J’allais devoir trouver un moyen de concilier mission officielle et objectifs personnels.
Hadjar cessa de me prêter attention, aussi quittai-je son bureau. J’allai me présenter au sergent Catavina. J’aurais mieux aimé me passer de lui mais ça n’allait pas être possible.
Catavina n’était pas non plus trop réjoui d’être associé avec moi. « Hadjar m’a déjà prévenu », me dit-il. Nous descendions au garage, récupérer sa voiture de patrouille. Catavina essayait de me faire profiter de ses longues années d’expérience en un long discours décousu. « T’es pas un bon flic, Audran, observa-t-il d’une voix lugubre. Tu le seras peut-être jamais. J’ai pas envie que tu me foutes dans la merde comme tu l’as fait avec Shaknahyi.
— Et ça veut dire quoi, Catavina ? »
Il se tourna pour me regarder avec des yeux ronds : « Devine. Si t’avais su ce que tu faisais, Shaknahyi serait encore en vie et j’aurais pas à te tenir la main. Alors, me reste pas dans les pattes et fais ce que je te dis. »
J’étais fou de rage, mais je ne dis rien. De toute manière, j’avais bien l’intention de ne pas lui rester dans les jambes. Je me doutais bien que j’aurais même intérêt à le semer si je voulais faire quelque progrès.
Nous montâmes dans sa voiture et il n’eut rien d’autre à me dire durant un bout de temps. Ça me convenait parfaitement. Je pensai qu’il allait sans doute retourner dans le quartier où l’on avait vu pour la dernière fois sévir On Cheung. Peut-être que nous pourrions apprendre quelque chose d’intéressant en interrogeant de nouveau ces gens-là, même s’ils ne s’étaient guère montrés coopératifs la fois précédente.
Ce n’était toutefois pas son plan. Il prit vers l’ouest, dans la direction opposée. Nous parcourûmes deux ou trois kilomètres dans un dédale de ruelles étroites et sinueuses. Enfin, Catavina s’arrêta devant un immeuble délabré, le plus haut du pâté de maisons. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été obturées par des feuilles de contreplaqué et la porte d’entrée retirée de ses gonds. À l’intérieur comme à l’extérieur, les murs étaient couverts de noms et de slogans inscrits à la bombe. Le hall empestait ; il servait de toilettes publiques depuis un bon moment. Nous nous dirigeâmes vers l’ascenseur en écrasant des bouts de verre sous nos bottes. Tout était recouvert d’une épaisse couche de crasse et de poussière.