Quand la cérémonie fut achevée, tout le monde partit sauf moi. Le service avait prévu une petite collation au commissariat parce qu’Indihar n’avait pas d’argent pour cela non plus. Je sentais à quel point la situation était humiliante pour elle. En sus d’avoir enterré son mari, elle souffrait de voir sa pauvreté ainsi révélée à tous ses amis et relations. Pour de nombreux musulmans, des funérailles indignes sont pour les survivants une calamité presque aussi grande que la disparition de l’être cher.
Je choisis de ne pas assister à la réception au commissariat. Je restai donc en arrière, les yeux fixés sur la tombe anonyme de Jirji, l’esprit confus et douloureux. Je prononçai quelques prières tout seul, récitai quelques passages du Qur’ân. « Je te le promets, Jirji, murmurai-je, Jawarski ne s’en tirera pas comme ça. » Sans illusions : je savais que faire payer Jawarski n’améliorerait pas le repos de Shaknahyi, ni n’atténuerait la peine d’Indihar, ni ne faciliterait la vie de Petit Jirji, Hâkim et Zahra. Simplement, je ne savais quoi dire d’autre. Finalement, je m’éloignai de la tombe. Je me reprochai mes hésitations et priai pour que plus jamais elles ne fassent souffrir quelqu’un.
J’avais encore les obsèques dans la tête en conduisant de la planque secrète de Catavina au poste de police. J’entendis gronder le tonnerre et cela me surprit car on n’a pas souvent d’orages sur la cité. Je levai un œil vers le ciel à travers le pare-brise, mais il n’y avait pas un nuage en vue. Je ressentis un étrange frisson en me disant que le tonnerre était peut-être un avertissement divin pour marquer dans ma mémoire le souvenir des obsèques de Shaknahyi. Pour la première fois depuis sa disparition, j’éprouvai un profond sentiment de perte.
Je me mis également à songer que mon idée de vengeance serait inappropriée. Retrouver Paul Jawarski et le traîner devant la justice ne ressusciterait pas Shaknahyi et ne me libérerait pas non plus de l’intrigue où étaient, à des titres divers, impliqués Jawarski, Reda Abou Adil, Friedlander bey et le lieutenant Hadjar. Dans un éclair de lucidité, je sus qu’il était temps de cesser de voir ce puzzle comme un vaste problème unique avec une seule solution simple. Aucun des protagonistes ne connaissait le fin mot de l’histoire, j’en étais persuadé. Je devais donc les traquer séparément puis rassembler les indices que je pourrais trouver, avec l’espoir qu’au bout du compte le tout réuni donne matière à inculpation. Si les soupçons de Shaknahyi étaient erronés et si j’étais lancé sur une fausse piste, j’allais finir pire qu’en disgrâce. J’allais sûrement finir mort.
Je garai la voiture au sous-sol et regagnai mon cagibi au troisième étage du commissariat. Hadjar quittait rarement son bocal aussi estimai-je qu’il y avait peu de risque qu’il me surprenne. Me surprenne ! Merde, je faisais seulement avancer un peu le boulot.
Cela faisait bien quinze jours que je n’avais pas bossé sérieusement derrière ma console. Je m’assis à mon bureau et glissai une nouvelle carte-mémoire en alliage de cobalt dans l’un des connecteurs d’extension de l’ordinateur. « Ouverture dossier, commandai-je.
— Nom du dossier, souffla la voix indifférente de la machine.
— Dossier Phénix. » Je n’avais pas des masses d’informations à y entrer. Pour commencer, je lus les noms du calepin de Shaknahyi. Puis je fixai l’écran.
Peut-être était-il temps de poursuivre les recherches qu’il avait entamées.
Tous les terminaux du commissariat étaient connectés à la base de données centrale de la police. Le problème était que le lieutenant Hadjar ne m’avait jamais entièrement fait confiance, si bien qu’il ne m’avait fourni que le code d’accès le plus bas. Avec mon mot de passe, je ne pouvais obtenir que les informations disponibles pour n’importe quel citoyen se pointant au bureau des renseignements du commissariat. Néanmoins, depuis que je bossais à la maison poulaga, j’avais déniché, mine de rien, tous les codes des autres ronds-de-cuir situés plus haut dans la hiérarchie. Pas mal de documents secrets circulaient sous le manteau parmi le personnel en civil. D’un point de vue technique, c’était parfaitement illégal, bien sûr, mais en fait, c’était le seul moyen pour chacun de nous d’obtenir des résultats.
« Recherche, ordonnai-je.
— Introduire chaîne de caractères à rechercher », marmonna la console annamite avec son drôle d’accent américain.
« Bouhatta. » Ishaq Abdoul-Hadi Bouhatta était le premier nom inscrit dans le calepin de Shaknahyi, la victime d’un meurtre dont l’auteur n’avait pas encore été retrouvé.
« Entrer mot de passe », dit l’ordinateur.
Ma liste de codes de sécurité était gribouillée sur un bout de papier planqué dans un manuel technique. J’avais toutefois mémorisé depuis longtemps le mot de passe du niveau le plus élevé. C’était une suite de vingt-quatre caractères mélangeant alphanumériques et symboles en code ASCII – le code arabe Standardisé pour les Échanges d’informations. Je devais les entrer manuellement, au clavier.
« Accepté, dit la console. Recherche en cours. »
Au bout d’une trentaine de secondes, le dossier complet de Bouhatta apparut sur mon écran. Je sautai sa biographie et les détails de sa mort – en notant quand même au passage qu’il avait été tué à bout portant d’une décharge de pistolet électrostatique, comme Blanca. Ce que je voulais savoir, c’était où l’on avait transporté le corps. Je découvris l’information dans le compte rendu du médecin légiste, à la toute dernière page du dossier. Il n’y avait pas eu d’autopsie ; au lieu de cela, le corps de Bouhatta avait été livré à l’hôpital Abou Emir, place Al-Islam.
« Autre recherche ? demanda la console.
— Non. Importation de données.
— Base de données ?
— Hôpital Abou Emir. »
L’ordinateur rumina quelques instants ma réponse. « Code de sécurité en vigueur suffisant », décida-t-il. Il y eut une longue pause, le temps qu’il accède aux archives informatisées de l’hôpital.
Dès que je vis le menu principal de celui-ci s’inscrire sur mon écran, je commandai la recherche du dossier de Bouhatta. Ce ne fut pas long et je trouvai ce que je cherchais. Comme le suggéraient les notes de Shaknahyi, le cœur et les poumons de Bouhatta avaient été prélevés presque aussitôt après sa mort et transplantés dans le corps d’Elwau Chami. Je supposai que les autres informations de Shaknahyi concernant les victimes des autres meurtres inexpliqués étaient correctes.
À présent, je voulais faire franchir une étape importante à la recherche qu’il avait entamée. « Autre recherche ? » demanda la base de données de l’hôpital.
« Oui.
— Introduire chaîne à rechercher.
— Chami. » Quelques secondes plus tard, je vis une liste de cinq noms, de Chami, Ali Masoud à Chami, Zaïd.
« Sélectionner entrée, dit la console.
— Chami, Elwau. » Quand le dossier s’inscrivit à l’écran, je le lus avec soin. Chami était un homme sans visage, pas aussi pauvre que certains, pas aussi riche que d’autres. Marié, sept enfants, cinq garçons et deux filles. Il vivait dans un quartier bourgeois au nord-est du Boudayin. Le dossier médical ne donnait aucune indication sur un éventuel casier judiciaire mais un fait important émergeait du fatras répétitif de rapports et de formulaires : Elwau Chami possédait une échoppe dans le Boudayin, dans la 11e Rue nord. Une échoppe que je connaissais fort bien. Chami soldait des tapis d’Orient en façade, et louait l’arrière-boutique à un vieux couple de Pakistanais qui fourguaient des colifichets en cuivre aux touristes. Le fait intéressant était que je savais que Friedlander bey possédait l’immeuble ; Chami faisait sans doute également office de portier pour les salles de jeux à l’étage où l’on misait gros.