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Papa était éveillé, étendu dans son lit sur le dos, les mains serrant le drap qui le recouvrait. Je courus à lui. Ses yeux suivaient tous mes gestes. Il ouvrit la bouche pour parler mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Il leva faiblement la main. Je n’avais pas le temps de m’appesantir sur ce qu’il voulait me communiquer ! Je rabattis simplement les couvertures et le soulevai comme si ç’avait été un enfant. Il n’était pas très grand mais avait quand même pris quelques kilos depuis l’époque de sa jeunesse athlétique. Peu importait ; je le transportai hors de la chambre avec une vigueur frénétique qui, je le savais ne durerait pas longtemps. « Au feu ! » hurlai-je en retraversant l’antichambre. « Au feu ! Au feu ! » Les Rocs parlants dormaient dans la chambre contiguë à celle de Papa. Je n’osai pas reposer ce dernier pour aller les réveiller. Il fallait que je continue à me battre au milieu des flammes pour gagner un lieu sûr.

Juste comme j’atteignais le bout du couloir, deux malabars arrivèrent derrière moi. Pas un ne dit mot. Ils étaient l’un et l’autre aussi nus qu’au jour de leur naissance, mais ça ne semblait pas les gêner. Le premier me prit Friedlander bey des mains. Le second me souleva et m’emporta sur le reste du trajet, jusqu’au pied de l’escalier et dehors, dans l’air pur et frais.

Le Roc devait s’être rendu compte de la gravité de mes blessures et de mon état de fatigue à la limite de l’évanouissement. Je lui en étais terriblement reconnaissant mais je n’avais pas la force de le remercier. Je me promis de faire quelque chose pour eux dès que j’en serais capable – peut-être leur acheter quelques infidèles à torturer. Je veux dire, qu’est-ce que vous voulez offrir à Gog et Magog quand ils ont déjà tout ?

Les pompiers étaient déjà en train de déployer leur matériel quand Kmuzu vint aux nouvelles. « Votre mère est indemne, m’annonça-t-il. Il n’y avait pas d’incendie dans l’aile est.

— Merci, Kmuzu. » J’avais l’intérieur du nez à vif et douloureux, et très mal à la gorge.

L’un des pompiers me rinça avec de l’eau stérilisée puis m’enveloppa dans un linge et me rinça de nouveau. « Tenez, dit-il en me tendant un verre d’eau. Ça vous soulagera la bouche et la gorge. Il va falloir vous hospitaliser.

— Pourquoi ? » Je n’avais pas encore réalisé la gravité de mes brûlures.

« Je vais venir avec vous, yaa sidi, dit Kmuzu.

— Et Papa ? demandai-je.

— Il a également besoin de soins d’urgence, dit Kmuzu.

— Dans ce cas, nous irons ensemble. »

Les pompiers me conduisirent à une ambulance. Friedlander bey avait déjà été étendu sur une civière et chargé dans le véhicule. Kmuzu m’aida à monter. Il me fit un signe et je me penchai vers lui. Il murmura : « Pendant que vous vous remettrez à l’hôpital, je vais voir si je peux découvrir qui a mis le feu. »

Je le regardai quelques secondes, tâchant de rassembler mes pensées. Je clignai des yeux, me rendis compte que mes cils avaient brûlé. « Tu crois que c’est un incendie criminel ? »

L’ambulancier referma l’une des portes arrière. « J’en ai la preuve », dit Kmuzu. Puis le chauffeur referma la seconde porte. Quelques instants après, Papa et moi foncions dans les rues étroites, toutes sirènes hurlantes. Papa était immobile sur sa civière. Il avait l’air pitoyablement fragile. Moi-même, je ne me sentais pas si bien que ça. Je suppose que c’était ma punition pour avoir ri de l’hexagramme numéro six.

13.

Ma mère m’avait apporté des pistaches et des figues fraîches mais j’avais encore des difficultés à avaler. « Alors prends un peu de ça, me dit-elle. Je t’ai même apporté une cuillère. » Elle souleva le couvercle d’un pot en plastique qu’elle déposa sur la table roulante de l’hôpital. Cette visite semblait beaucoup l’intimider.

J’étais sous calmants, mais pas autant que j’aurais pu l’être. Malgré tout, une faible dose de soléine en perfusion c’est toujours mieux qu’un coup d’épieu dans l’œil. Bien sûr, j’ai un papie expérimental qui bloque la douleur ; j’aurais pu me l’embrocher et garder la tête parfaitement claire et totalement lucide. Mais je n’avais pas envie de l’employer, c’est tout. Je n’en avais pas parlé aux toubibs et aux infirmières, parce que j’aimais quand même mieux la drogue. Les hôpitaux sont trop chiants pour qu’on les supporte à jeun.

Je soulevai la tête de l’oreiller. « Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je d’une voix rauque. Je me penchai et pris le pot en plastique.

« Du lait de chamelle caillé, dit ma mère. T’adorais ça lorsque t’étais malade. Quand t’étais petit. » Je crus déceler dans sa voix une douceur inaccoutumée.

Le lait de chamelle caillé n’évoque pas une préparation de nature à vous faire bondir du lit avec allégresse. Preuve en fut faite aussitôt. Je pris malgré tout la cuillère et fis semblant de me régaler rien que pour lui faire plaisir. Peut-être que si j’en goûtais un doigt elle serait contente et s’en irait. Je pourrais alors sonner pour avoir une nouvelle dose de soléine et faire un gentil petit roupillon. C’était bien cela le pire dans un séjour à l’hôpital : rassurer tous les visiteurs et devoir écouter toutes leurs histoires de maladies et d’accidents personnels, toujours de proportions infiniment plus traumatisantes que les vôtres.

« Tu t’es vraiment inquiété pour moi, Marîd ? demanda-t-elle.

— Évidemment que je me suis inquiété, dis-je en laissant retomber ma tête sur l’oreiller. C’est pour ça que j’ai envoyé Kmuzu s’assurer que tu étais indemne. »

Elle sourit tristement en hochant la tête. « Tu serais peut-être plus heureux si j’avais brûlé dans l’incendie. Comme ça, je ne t’encombrerais plus.

— Te fais pas de souci pour ça, m’man.

— D’accord, chou. » Elle me considéra un long moment sans rien dire. « Comment vont tes blessures ? »

Je haussai les épaules, ce qui m’arracha une grimace. « Elles sont encore douloureuses. Les infirmières viennent me badigeonner deux fois par jour avec cette espèce de mélasse blanche.

— Enfin, je suppose que c’est pour ton bien. Laisse-les donc faire ce qui leur chante.

— Bien, m’man. »

Nouveau silence embarrassé. « Je suppose qu’il y a des choses que je devrais te dire, reprit-elle enfin. J’ai pas été entièrement honnête avec toi.

— Oh ? » Ce n’était pas une surprise mais je crus bon de ravaler les sarcasmes qui me venaient à l’esprit pour la laisser conter l’histoire à sa manière.

Elle fixa ses mains qui étaient en train de tortiller un vieux mouchoir sur ses genoux. « J’en sais bien plus que je ne t’ai dit sur Friedlander bey et Reda Abou Adil.

— Ah. »

Elle leva les yeux et me regarda. « J’les connais tous les deux depuis longtemps. Avant même ta naissance, quand j’étais une jeune fille. J’avais une autre allure en ce temps-là. Je voulais me sortir de Sidi-bel-Abbès, peut-être aller dans des villes comme Le Caire ou Jérusalem, devenir une star de l’holo-V. Peut-être me faire câbler et tourner des mamies, pas des trucs érotiques comme Honey Pilar, mais le genre classe et respectable…

— Et Papa ou Abou Adil t’a promis de faire de toi une star ? »

Elle regarda de nouveau ses mains. « Je suis venue ici, dans la cité. Je n’avais pas un sou en arrivant, et pendant un bout de temps j’ai eu faim. Puis j’ai rencontré quelqu’un qui s’est occupé de moi durant un moment, et il m’a présentée à Abou Adil.