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« Je vivais dans le Boudayin, mais Friedlander bey m’a installé dans son palais.

— Tu travailles pour lui ?

— Je n’avais pas le choix. » Je haussai les épaules. Elle hocha la tête. Qu’elle sut également qui était Papa me surprit.

« Alors, t’es venu pour quoi, au juste ? »

Ça allait être dur de lui expliquer. « Je voulais en découvrir le plus possible sur mon père. »

Elle me lorgna par-dessus le rebord de son verre de whisky. « T’as déjà tout entendu.

— Je ne crois pas. Comment sais-tu avec certitude que ce marin français était mon père ? »

Elle inspira un grand coup, exhala lentement. « Il s’appelait Bernard Audran. Nous nous sommes connus dans un bar. À l’époque, j’habitais Sidi-bel-Abbès. Il m’a invitée à dîner. On s’est plu mutuellement. Je me suis installée chez lui. Par la suite, nous sommes venus habiter Alger, nous sommes restés ensemble un an et demi. Et puis, peu après ta naissance, un beau jour il est parti. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je ne sais pas où il est allé.

— Moi, je sais. Six pieds sous terre, voilà où il est allé. M’a fallu du temps mais je suis arrivé à remonter assez loin dans les archives informatiques algériennes. Il y avait un Bernard Audran dans la marine de Provence, et il se trouvait en Mauritanie quand l’Union confédérale française a tenté de reprendre le contrôle de notre pays. Le hic, c’est qu’il s’est fait brûler la cervelle par un noraf non identifié plus d’un an avant ma naissance. Alors, peut-être que t’aurais intérêt à y réfléchir à nouveau, voir si tu ne peux pas avoir une image un peu plus précise de ces événements. »

Ça la mit en rogne. Elle se leva d’un bond et me balança au visage son verre à moitié vide. Il alla s’écraser sur ma droite contre le mur déjà couvert de taches dégoulinantes. Je sentais dans la pièce l’odeur âcre, entêtante, du whiskey irlandais pur. J’entendis Saïed murmurer quelque chose près de moi, une prière peut-être. Ma mère fit deux pas dans ma direction, le visage déformé par la rage. « Tu me traites de menteuse ? » glapit-elle d’une voix perçante.

Eh bien oui. « Je te dis simplement que les archives officielles racontent une histoire différente.

— Les archives officielles, j’me les mets au cul !

— Les archives disent aussi que tu t’es mariée sept fois en deux ans. Pas la moindre mention de divorce. »

Là, la colère de ma mère retomba d’un cran. « Comment ça a pu être mis sur ordinateur ? Je n’ai jamais été mariée officiellement, en tout cas pas avec certificats et tout ça.

— Je crois que tu sous-estimes le talent du gouvernement à détenir des renseignements sur les individus. C’est pourtant bien là, accessible à n’importe qui. »

Cette fois, elle avait l’air terrifiée. « Qu’est-ce que t’as trouvé d’autre ? »

Je la laissai suspendue à son propre hameçon. « Rien d’autre. Il n’y avait rien de plus. Si jamais tu voulais garder d’autres détails enterrés, t’as pas de souci à te faire. » C’était un mensonge ; j’avais appris des tas d’autres trucs sur ma chère môman.

« Bien, fit-elle, soulagée. Ça me plaît pas de te voir fouiner dans ce que j’ai fait. C’est me manquer de respect. »

J’aurais pu lui répondre mais je m’en abstins. « Ce qui a motivé toute cette quête nostalgique, commençai-je d’une voix tranquille, c’est une affaire dont je m’occupais pour Papa. » Dans le Boudayin, tout le monde appelle Friedlander bey « Papa ». C’est la rançon affectueuse de la terreur. « Le lieutenant de police qui s’occupait des affaires du Boudayin étant mort, Papa a décidé qu’on avait besoin d’une sorte d’agent de liaison, quelqu’un chargé des relations publiques entre lui et les services de police. Et il m’a demandé de prendre le poste. »

Je vis sa bouche se déformer. « Ah ouais ? T’as un pistolet, maintenant ? Tu portes un insigne ? » C’est de ma mère que je tenais mon dégoût des flics.

« Ouais, dis-je. Un pistolet et un insigne.

— Ton insigne vaut rien à Alger, mon salaud.

— L’un et l’autre m’ouvrent des portes professionnelles où que j’aille. » Je ne savais même pas si c’était vrai ici. « L’important, c’est que pendant que j’interrogeais l’ordinateur de la police, j’ai profité de l’occasion pour lire mon propre dossier et celui de quelques autres. Le truc marrant, c’est que mon nom et celui de Friedlander bey n’arrêtaient pas d’apparaître ensemble. Et pas simplement dans les archives de ces dernières années. J’ai compté au bas mot huit entrées – des indices, n’est-ce pas, mais rien de bien précis – suggérant que nous aurions des liens de sang. » Cela provoqua une réaction sonore de la part du demi-Hadj ; j’aurais peut-être dû lui parler de tout cela auparavant.

« Et après ? dit ma mère.

— Merde, c’est tout ce que t’as à répondre ? Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? T’aurais pas baisé avec Friedlander bey, au temps de ta prime jeunesse ? »

De nouveau, cet air de furie. « Merde, j’ai baisé des tas de mecs. Tu veux que je me souvienne de tous ? Je me rappelais même pas de leur tronche au moment où ils me sautaient.

— Tu voulais pas te sentir liée, c’est ça ? Tu voulais juste que ça reste entre copains ? Assez copains pour leur faire crédit ? Ou bien tu leur demandais toujours d’aligner le fric d’abord ?

— Maghrebi, s’écria Saïed, c’est ta mère ! » Je n’aurais pas cru possible de le choquer.

« Ouais, c’est ma mère. Regarde-la. »

Elle traversa la pièce en trois pas, prit son élan et me donna une grande claque en travers de la figure. Je reculai sous le choc. « Fous-moi le camp d’ici ! » hurla-t-elle.

Je portai la main à ma joue et la fusillai du regard. « Réponds d’abord à cette simple question : Friedlander bey pourrait-il être mon vrai père ? »

Sa main levée était prête à me flanquer une nouvelle calotte. « Ouais, il pourrait, tout comme quasiment n’importe quel autre mec. Retourne dans ta cité et grimpe sur ses genoux, fiston. Je ne veux plus jamais te revoir ici. »

Je la laissai volontiers sur cette victoire. Je tournai les talons, laissant derrière moi cette tache répugnante sur le mur. Je ne pris même pas la peine de fermer la porte en sortant. Le demi-Hadj s’en chargea, puis il s’empressa de me rattraper. Je dévalais les marches quatre à quatre. « Écoute, Marîd », commença-t-il. Jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche, je n’avais pas réalisé à quel point j’étais en colère. « Je suppose que tout cela doit constituer pour toi une sacrée surprise…

— Tu crois ? Tes bougrement perspicace, aujourd’hui, Saïed.

— … mais ce n’est pas une raison pour te comporter ainsi vis-à-vis de ta mère. Rappelle-toi ce qu’il est dit…

— Dans le Qur’ân ? Ouais, je sais. Eh bien, que raconte la Voie droite au sujet de la prostitution ? Que peut-elle me dire sur le genre d’épave qu’est devenue ma sainte mère ?

— Tu parles à ton aise, tiens. S’il y a un arnaqueur plus minable que toi dans tout le Boudayin, faudra que tu me le présentes. »

J’eus un sourire glacé. « Merci beaucoup, Saïed, mais je te signale que je ne vis plus dans le Boudayin. T’as oublié ? Et je n’arnaque plus rien ni personne. J’ai un boulot régulier. »

Il cracha à mes pieds. « Dans le temps, t’aurais fait n’importe quoi pour ramasser trois kiams.

— En tout cas, ce n’est pas parce que j’étais un rebut du genre humain que ça excuse ma mère d’être elle aussi une salope.