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– Ne promettez rien, continuez.

Vladimir était un très bon cavalier dans sa jeunesse. Bien des années plus tard, quand le cheval favori du cocher s’effondra au beau milieu d’une rue, Vladimir consola le chagrin de cet homme en réalisant son portrait devant les écuries, près de sa monture. Le cocher avait vieilli et Vladimir peignit son visage à partir du dessin qu’il avait réalisé à main levée, un matin d’automne dans l’humidité âcre du marché à ciel ouvert de Covent Garden.

Jonathan ne résista pas à l’envie de dire à Clara que cette histoire enrichirait considérablement la valeur de la toile qui serait mise en vente. Clara ne fit aucun commentaire. Sa nature d’expert reprenant le dessus, il tenta plusieurs fois de savoir d’où elle tirait ses sources. Il cherchait à trier dans les propos de Clara la part de vérité de la part de légende. Tout au long de l’après-midi, elle poursuivit l’histoire de Vladimir et de Sir Edward.

Le galeriste rendait visite presque quotidiennement à Vladimir, l’apprivoisant par ses attentions. Au bout de quelques semaines, il lui offrit sans contrepartie de loyer une chambre convenablement chauffée dans les soupentes d’une des maisons bourgeoises qu’il possédait non loin du marché.

Ainsi, Radskin n’aurait plus à parcourir les rues crasseuses et dangereuses de Londres dans la pâleur du petit matin et dans l’ombre du soir tombant. Le peintre refusa la gratuité du lieu. Il échangea son gîte contre quelques dessins. Dès qu’il fut installé, Sir Edward lui fit livrer des huiles et des pigments de grande qualité qu’il importait de Florence. Vladimir réalisa lui-même ses mélanges de couleurs et aussitôt reçus les premiers châssis entoilés que Sir Edward lui avait fait porter, il abandonna le fusain et se remit à la peinture. Ce fut le début de sa période anglaise qui dura pendant les huit années qu’il lui restait à vivre. Installé dans sa chambre près de Covent Garden, le peintre exécutait les commandes du galeriste. Sir Edward venait en personne le fournir en matériel. Chaque fois, il restait un peu plus longtemps en compagnie de l’artiste. Ainsi, au fil des semaines, le galeriste apprivoisa la fierté du peintre dont il voulait faire son protégé. En un an celui qu’il appelait son ami russe peignit six grandes toiles. Clara les énuméra : Jonathan les connaissait toutes et lui indiqua dans quel coin du monde chacune se trouvait.

Mais son exode et ses conditions de vie précaires dans le quartier de Lambeth avaient affaibli les conditions physiques de Vladimir. Il lui arrivait souvent d’être torturé par d’effroyables quintes de toux, ses articulations le faisaient de plus en plus souffrir. Un matin, alors qu’il le visitait, Sir Edward le trouva allongé à même le sol du modeste studio où il l’avait installé. Perclus de rhumatismes, il n’avait pas pu se relever tout seul du lit dont il était tombé.

Vladimir fut transporté immédiatement dans la maison de ville du galeriste qui veilla sur lui quotidiennement. Quand son médecin personnel rassura Sir Edward sur le bon rétablissement de son protégé, il le fit conduire dans sa propriété en dehors de la ville pour qu’il y passe une convalescence confortable. Vladimir y retrouva une santé éclatante. Grâce à Sir Edward, il fit plusieurs voyages en solitaire à Florence, pour aller se procurer lui-même les poudres de pigments avec lesquelles il composait ses couleurs si profondes. Sir Edward le traita comme un frère. Tout au long de ces années, leur amitié fut exemplaire. Quand il ne voyageait pas, Vladimir peignait. Sir Edward exposait ses tableaux, dans sa galerie de Londres, et quand un tableau ne trouvait pas d’acquéreur, le galeriste l’accrochait aux murs de l’une de ses demeures, donnant son solde au peintre comme si l’œuvre s’était vendue. Huit années plus tard, Vladimir tomba à nouveau malade et cette fois son état se dégrada rapidement.

– Il mourut au début d’un mois de juin, assis paisiblement dans un fauteuil, à l’ombre d’un grand arbre où Sir Edward l’avait porté.

La voix de Clara s’était attristée en finissant son récit. Elle se leva pour débarrasser la table et Jonathan l’aida aussitôt sans lui demander son avis. Clara prit les tasses, Jonathan la théière et ils portèrent le tout vers les deux vasques à la faïence craquelée, surplombées d’une imposante robinetterie en cuivre. L’eau coula en un long filet. Jonathan avoua à Clara qu’il ignorait presque tout de l’épisode de campagne de Vladimir et lui rapporta quelques autres fragments de l’histoire du vieux peintre auquel il avait consacré sa vie.

L’après-midi touchait à sa fin, Clara et Jonathan avaient traversé ensemble les brumes du vieux Londres, décrit la maison où Vladimir avait vécu près de Covent Garden, visité le jardin de roses où il aimait flâner quand il était à la campagne. À force d’évoquer le peintre, ils auraient presque pu entendre son pas faire craquer la paille des écuries quand il venait rendre visite à son ami cocher. Jonathan était en train de rincer la vaisselle, Clara l’essuyait à ses côtés. Il était subjugué par la sensualité qui se dégageait d’elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour ranger les assiettes dans un égouttoir en bois accroché au mur au-dessus de sa tête. Il eut cent fois envie de la prendre dans ses bras, cent fois il y renonça. Clara actionna la poignée du robinet. Elle essuya ses mains sur le revers d’un tablier qu’elle défit et qu’elle abandonna près de l’antique cuisinière à bois. Elle se dirigea vers lui, pleine de vie.

– Allez venez, suivez-moi, dit-elle.

Elle l’entraîna par la porte de la cuisine qui donnait sur l’arrière du manoir. Ils traversèrent la cour et s’arrêtèrent devant une immense remise. Quand elle tourna la clé, Jonathan sentit battre son cœur. Elle repoussa énergiquement les deux grandes portes. À l’intérieur de la grange, la calandre d’un roadster Morgan brillait de tous ses chromes. Clara prit place derrière le vieux volant en bois et le moteur vrombit.

– Ne faites pas cette tête-là, venez ! Je dois faire des courses au village. Vous découvrirez ce qui vous amène ici à notre retour. Après tout, qui a vingt-quatre heures de retard ? dit-elle, les yeux pleins de malice.

Jonathan s’installa à ses côtés et Clara démarra sur les chapeaux de roues.

Le cabriolet traversa la campagne à vive allure. Ils s’arrêtèrent devant une petite épicerie. Clara acheta le dîner. Jonathan ressortit les bras chargés d’une cagette qu’il posa sur la minuscule banquette arrière. Au retour, Clara lui confia le volant. Nerveux, il enclencha la première vitesse et le moteur cala.

– La garde d’embrayage est un peu sèche quand on n’y est pas habitué ! dit-elle.

Jonathan ravala sa fierté et chercha à cacher son impatience. En arrivant devant la maison, il finit par se détendre. Les courses abandonnées dans la cuisine, Clara l’entraîna à l’intérieur du manoir. Elle lui fit parcourir un long couloir qui débouchait dans la grande bibliothèque. Les allèges des murs aux boiseries décrépies par le temps étaient rehaussées de tentures anciennes. Au-dessus de la cheminée une grande horloge s’était arrêtée à six heures et plus personne ne savait s’il s’agissait d’un soir ou d’un matin. Quelques livres aux reliures usées recouvraient une table en acajou qui régnait au milieu de la pièce. Par les fenêtres à petits carreaux, on pouvait déjà voir le soleil s’estomper derrière les crêtes des collines. Jonathan remarqua dans un renfoncement la petite porte vers laquelle se dirigeait Clara. Elle s’engouffra sous l’alcôve, Jonathan voulut reculer pour lui céder le passage. Lorsqu’elle posa sa main sur la poignée, leurs corps se frôlèrent et l’étrange vertige recommença.

De lourds nuages obscurcirent le ciel à une vitesse fulgurante. Le jour cessa et la pluie du soir se mit à tomber. Une fenêtre de la bibliothèque céda à une bourrasque. Jonathan traversa la pièce et tenta de la refermer, mais son bras refusa de lui obéir. Tous ses muscles s’engourdissaient. Il voulut appeler Clara mais aucun son ne sortait de sa bouche. Au-dehors, tout changeait. Les rosiers éclatants accrochés à la façade du manoir la recouvraient désormais de façon sauvage. Des volets décrépis couinaient à l’étage, sous les assauts du vent. Quelques tuiles de la toiture dégringolaient avant d’éclater sur le parvis. Jonathan avait l’impression de suffoquer, ses poumons le torturaient. L’averse gifla ses joues. Devant la maison, un fiacre en piteux état était attelé. Les sabots battant la terre trahissaient la nervosité du cheval qu’un cocher en haut-de-forme tentait de retenir en serrant les longes du mieux qu’il le pouvait. À l’intérieur de la berline, une jeune silhouette était emmitouflée dans une cape grise, une capuche recouvrait sa tête. Un couple d’âge mûr sortit de la demeure à la hâte. L’homme à la carrure imposante fit grimper la femme qu’il protégeait de son bras. Il referma la portière, passa sa tête par la fenêtre et hurla : « Par les bois, vite, ils arrivent ! »          Le cocher fouetta la monture et la voiture contourna le grand arbre. Le peuplier qui régnait dans le parc n’avait plus aucun feuillage. L’été qui naissait à peine semblait déjà toucher à sa mort. La voix inconnue revint à lui : « Vite, vite, dépêchez-vous ! » murmurait-elle en se mélangeant au souffle des rafales.