– L’exagération n’est pas une fatalité nationale, Lorenzo, fais des efforts ! dit le père de Graziella.
– Papa ! réprimanda sa fille.
Giovanni toisa Jonathan, il passa sa main dans sa barbe, son sourcil droit se releva et il tendit enfin la main.
– Bienvenue chez moi, si vous êtes un ami de Lorenzo, alors vous serez aussi un ami. Maintenant, il serait préférable que vous descendiez pour poursuivre votre conversation. Les occupants de cette pièce n’aiment pas beaucoup les courants d’air. Suivez-moi.
Le vieil homme les conduisit dans une immense cuisine. Une femme aux cheveux noués sous un foulard se tenait face aux fourneaux. Elle tira sur le cordon de son tablier et se retourna tendant une main généreuse aux invités de sa fille. Jonathan la regarda et le mouvement particulier de ses paupières trahit le manque de Clara qui venait de le surprendre. Une heure plus tard, Lorenzo et Jonathan quittaient la demeure de Giovanni.
– Tu restes ce soir ? demanda Lorenzo en le raccompagnant à travers les rues.
– Oui, je préfère attendre le résultat des recherches que j’ai demandées à ton amie.
– Graziella y travaillera, tu peux lui faire confiance.
– Si son père la laisse œuvrer.
– Ne t’inquiète pas, je le connais très bien, comme ça il a l’air d’être redoutable, mais devant sa fille il fond comme de la neige.
– Je te dois une fière chandelle, Lorenzo.
– Viens donc dîner à la maison, Luciana sera contente de te revoir, et puis nous parlerons de tes travaux.
Lorenzo abandonna Jonathan devant son hôtel et retourna travailler à l’académie des arts où il dirigeait un département de recherches. Jonathan aurait voulu se rendre aux Offices, mais le musée était fermé. Alors prenant son mal en patience, il traversa le Ponte Vecchio et marcha jusqu’à la Piazza Pitti. Il acheta un billet au guichet et entra dans les jardins de Boboli.
Il traversa la cour intérieure et gravit les escaliers qui permettent de gagner la terrasse séparée du palais par la fontaine de Carciofo. La vue que l’on avait de Florence était émouvante. Au loin le dôme et le campanile surplombaient les toits qui semblaient se chevaucher jusqu’à l’infini. Il se remémora le tableau exposé au Louvre que Camille Corot avait peint en 1840. Dans la perspective du parc s’ouvrait l’amphithéâtre construit au XVe siècle. Au centre il admira la vasque romaine et l’obélisque égyptien. Il remonta vers le sommet de la colline. À sa droite, une allée montante débouchait sur un rond-point. Il s’assit au pied d’un arbre pour reprendre son souffle dans la douceur de l’après-midi florentin. Sur un petit banc de pierre voisin, un couple se tenait par la main. Ils admiraient silencieux la majesté des œuvres qui les entouraient. Il règne dans les jardins de Boboli une atmosphère empreinte d’une quiétude que seuls les siècles façonnent. Le vague à l’âme, Jonathan ferma les yeux sur la douceur de leur intimité et se dirigea vers le Viottolone.
La longue travée bordée de cyprès séculaires descendait en pente forte vers la Piazzale dell’Isolotto où trônait un bassin circulaire orné de statues. En son centre, un îlot portait des orangers et des citronniers. Jonathan s’approcha de la fontaine de l’Océan. Au milieu des personnages mythiques, le visage de Vladimir se refléta soudainement dans l’eau calme, comme si le peintre s’était approché dans son dos sans qu’il ait entendu ses pas. Jonathan se retourna. Il crut reconnaître la silhouette de Vladimir qui se cachait maintenant derrière un arbre. Le vieux peintre déambulait nonchalamment au milieu de toutes les cultures passées qui imprègnent ce lieu de leurs parfums secrets. Intrigué, Jonathan le suivit dans sa promenade jusqu’au bassin de Neptune ; Vladimir s’arrêta devant la statue de l’Abondance et s’approcha de lui. D’un doigt pointé sur sa bouche, il lui fit signe de ne rien dire, posa une main protectrice sur son épaule et l’entraîna.
L’allée qu’ils descendaient côte à côte les ramenait au pied du fort du Belvédère. Ils empruntèrent une large rampe, à la droite du palais elle conduisait vers des grottes. « C’est une création aménagée par Buontalenti, elle est composée de plusieurs salles ornées de vasques, de peintures, de stalactites et d’une roche sculptée », lui souffla son peintre à l’oreille. « Regarde comme tout cela est beau », murmura-t-il encore. Puis il le salua et disparut dans sa rêverie. Jonathan se leva du banc où il s’était assoupi.
En sortant du parc, passant devant la petite fontaine de Bacchus, il salua le petit nain qui chevauchait une tortue.
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Graziella remonta à pas de loup dans la soupente. Elle fit tourner tout doucement la poignée de la porte, parcourut les longs rayonnages et prit délicatement le registre. Elle le posa sur la table et commença à la lumière d’une petite lampe l’étude que lui avait demandée Lorenzo. Absorbée dans sa lecture, elle sursauta quand son père s’assit à côté d’elle. Il la prit par l’épaule et la serra contre lui.
– Alors, qu’est-ce que nous cherchons pour tes amis, ma fille ?
Elle sourit et l’embrassa sur la joue. Les pages des vieux livres tournèrent, les fines particules de poussière qui scintillaient en s’alignant dans les rais de lumière retraçaient toutes les écritures passées de ces lieux chargés de mystères. Graziella et Giovanni travaillèrent jusqu’à la fin du jour.
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Le soir tombait sur Florence, Jonathan arriva devant la façade du XVIe siècle qui abritait les appartements de Lorenzo. Au même moment, Graziella sortait dans la cour de la maison Zecchi. Ce n’était pas pour se protéger de la fraîcheur du soir toscan qu’elle portait une grande étole. Elle cachait, serrée contre sa taille, un grand registre à la reliure craquelée. Elle leva les yeux vers les fenêtres des étages, son père et sa mère étaient devant la télévision, elle passa sous le porche et s’engouffra dans les rues de la vieille ville.
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À Londres, Clara était en compagnie d’un commissaire-priseur anglais et de l’expert qui l’accompagnait. Elle regarda discrètement sa montre. Les concurrents de Jonathan et Peter furent informés qu’elle avait déjà fait son choix et que leur candidature n’était pas retenue. Elle quitta la pièce. Avant de fermer la porte, Clara regarda la reproduction de la peinture de Camille Corot accrochée sur le mur de la salle de réunion. Elle était d’une fidélité saisissante. Elle s’abandonna dans le paysage, son esprit flottait par-delà les toits de Florence.
*
Anna arpentait les rues du marché à ciel ouvert du vieux port de Boston. Elle s’installa à la terrasse de l’un des nombreux cafés qui bordaient les allées. Elle ouvrit son journal. Une femme à la chevelure blanche arriva dix minutes plus tard et s’installa en face d’elle.
– Désolée de ce retard, mais la circulation est infernale.
– Alors ? demanda Anna en reposant son quotidien.
– Alors tout se déroule au-delà de mes espérances. Si je me décidais à publier un jour mes travaux, j’obtiendrais le prix Nobel.
– Si tu publiais un jour tes travaux, on t’enfermerait aussitôt dans un asile.
– Tu as probablement raison, l’humanité a toujours dénié les découvertes qui la bouleversent. Et pourtant, comme disait un de mes vieux amis, elle tourne !
– Tu as les photos ?
– Bien sûr que j’ai les photos.