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– À Londres, reprit-il, j’avais compris en vous voyant tous les deux dans ce café que ce n’était pas le tableau qui te rendait heureux à ce point. Des regards comme ceux que vous avez échangés sont assez rares pour qu’on en comprenne le sens. Alors voilà mon vieux, quand tu parleras à Clara ce soir, débrouille-toi pour lui laisser entendre entre les mots que même dans les situations désespérées, il y a toujours de l’espoir. Et si tu ne sais pas comment le lui dire, alors tu n’auras qu’à me citer. Tu ne pourras pas me joindre jusqu’à demain, mais je te téléphonerai et je t’expliquerai tout. Je ne sais pas encore comment, mais je vais nous sortir de là.

Il raccrocha, rongé par le doute, mais satisfait.

*

Jonathan entra dans l’atelier d’Anna. Elle peignait face à son chevalet.

– Je cède à ton chantage, tu as gagné, Anna !

Il rebroussa chemin d’un pas décidé. Quand il arriva à la porte, il ajouta sans se retourner :

– Je téléphonerai seul à Clara, tu peux voler ma vie, mais pas sa dignité, c’est sans appel !

Et il descendit les escaliers.

*

Clara raccrocha lentement. Seule à la fenêtre du manoir, elle ne voyait pas le peuplier osciller au vent. Les larmes perlaient de ses yeux fermés. La nuit qui suivit s’étira en longs sanglots. Dans le petit bureau, la jeune femme à la robe rouge semblait courber le dos, comme si le chagrin qui avait envahi la demeure entrait jusque dans la toile pour venir peser sur ses épaules. Dorothy resta au manoir cette nuit-là. Que Mademoiselle ne puisse contenir son chagrin devant elle prouvait que la peine était trop profonde pour être vécue seule. Il est parfois des présences apaisantes, même si elles sont silencieuses.

Au matin, Dorothy entra dans le petit bureau. Elle raviva le feu dans la cheminée et porta un thé à Clara. Quand elle s’approcha d’elle, elle posa la tasse sur un guéridon, s’agenouilla et la prit dans ses bras.

– Vous verrez, pour que les choses de la vie viennent à vous, il ne faut jamais cesser d’y croire, murmurait-elle sans cesse, et Clara se laissa pleurer sur son épaule jusqu’au jour levé.

Quand le soleil de midi se posa sur elle, Clara ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Était-ce la lumière ou le klaxon qui résonnait dans la cour qui la tirait de son sommeil ? Elle repoussa la couverture et se leva du canapé. Dorothy entra dans la pièce, et comme le temps des confidences appartenait au royaume de la nuit, elle annonça haut et clair.

– Mademoiselle a un visiteur d’Amérique !

Peter trépignait dans la cuisine où Miss Blaxton l’avait instamment prié d’attendre pendant qu’elle vérifierait si Mademoiselle voulait bien le recevoir. Sur les instructions formelles de Dorothy, Clara monta en courant dans sa chambre pour une rapide toilette. Au pays de Sa Majesté la reine d’Angleterre, une femme n’apparaîtrait pas en tenue de chagrin devant un visiteur inconnu, même s’il l’avait déjà croisée en ville, insista Dorothy en la suivant dans les escaliers.

*

– Alors il m’aime ? demanda Clara assise en face de Peter à la table de la cuisine.

– Ah, mais il n’y en a pas un pour racheter l’autre ! Je viens de passer la nuit dans l’avion, j’ai roulé à tombeau ouvert pendant deux heures dans une voiture où le volant a été installé du mauvais côté, je viens de tout vous raconter, et vous me demandez s’il vous aime ? Eh bien oui, il vous aime, vous l’aimez, moi aussi je l’aime, il m’aime aussi, tout le monde s’aime mais tout le monde est quand même dans le pétrin !

– Monsieur déjeunera-t-il là ? demanda l’intendante en entrant dans la cuisine ?

– Vous êtes célibataire, Dorothy ?

– Ma condition ne vous regarde pas, nous ne sommes pas en Amérique, répondit Miss Blaxton.

– Bon, donc vous êtes célibataire ! J’ai quelqu’un de formidable à vous présenter ! Un Américain de Chicago qui vit à Boston et qui a le mal du pays anglais !

*

Jonathan était resté seul dans la maison. Anna était partie aux premières heures du jour, elle ne rentrerait que tard dans la soirée. Il monta dans l’atelier pour consulter son courrier électronique, et alluma l’ordinateur. Les fichiers d’Anna étaient protégés par un code d’accès, mais il pouvait accéder à l’Internet. Peter ne lui avait laissé aucun message et il n’avait aucune envie de répondre aux demandes d’interviews qui envahissaient sa boîte aux lettres. Il préféra redescendre dans le salon. Alors qu’il éteignait l’écran, son œil expert fut attiré par un petit détail sur un tableau d’Anna accroché au mur. Jonathan se pencha sur l’œuvre. Intrigué, il en examina une autre. Fébrile, il ouvrit la grande armoire et ressortit une à une les peintures d’Anna rangées de longue date. Il retrouva sur plusieurs d’entre elles le détail identique qui glaçait son sang. Il se précipita vers le bureau, ouvrit le tiroir et prit sa loupe. Il inspecta à nouveau les tableaux, un à un. Au fond de chacune de ses scènes de campagne, la demeure qu’Anna peignait n’était autre que le manoir de Clara. La plus récente de ces réalisations avait dix ans et, à cette époque, Jonathan ne connaissait pas encore Anna. Il descendit précipitamment l’escalier, sortit en courant sur le trottoir, sauta dans sa voiture et fila vers la sortie de la ville. Si la circulation le lui permettait, dans deux heures il franchirait les grilles du campus universitaire de Yale.

La renommée de Jonathan lui permit d’être reçu par le recteur. Il attendit dans un immense couloir aux murs boisés où étaient accrochés de bien tristes portraits d’hommes de lettres ou de science. Le Pr William Backer l’invita dans son bureau. Le recteur s’étonnait de la requête de Jonathan, il s’attendait à ce qu’il l’entretienne de peinture et voilà qu’il lui parlait de sciences, et pas des plus orthodoxes. Backer était désolé, aucun professeur ne correspondait au signalement donné par Jonathan, pas plus de femmes que d’hommes, titulaires ou honoraires, n’enseignaient de pareilles matières. Le département de recherches dont Jonathan faisait état avait bien été hébergé par son université, mais il n’existait plus depuis longtemps. Si Jonathan le souhaitait, il pourrait visiter les locaux. Le bâtiment 625 jadis occupé par la chaire de sciences avancées était à l’abandon depuis que le département avait été fermé.

– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda Jonathan à l’homme du service d’entretien qui le guidait au travers du campus.

– Depuis que j’ai seize ans, et j’aurais dû prendre ma retraite il y a cinq ans, alors je suppose que oui, répondit M. O’Malley.

Il désigna une imposante masure en briques rouges et immobilisa la voiturette électrique au bas des marches du perron.

– C’était ici, dit l’homme en invitant Jonathan à le suivre.

O’Malley chercha la bonne clé dans un trousseau qui en comptait probablement une bonne centaine. Après avoir hésité quelques instants, il en introduisit une à long panneton dans la serrure piquée de rouille.

La grande porte qui ouvrait sur le hall du bâtiment 625 grinça sur ses gonds.

– Personne n’est venu ici depuis quarante ans, regardez-moi ce bazar ! dit O’Malley.

Aux yeux de Jonathan, hormis l’épaisse couche de poussière qui recouvrait parquets et mobiliers, les lieux étaient plutôt bien conservés. O’Malley lui fit visiter le laboratoire. La vaste pièce comptait dix paillasses en carrelage blanc, toutes recouvertes d’éprouvettes et d’alambics.

– Il paraît qu’ils travaillaient sur des problèmes de mathématiques expérimentales, moi j’ai dit aux inspecteurs qu’ils bricolaient surtout des formules chimiques ici.