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– Les tableaux, je ne les vends pas, Anna, je les expertise, répondit Jonathan en soupirant. Je me fiche de ce que pensent les gens, et puisque nous nous marions il faut que je t’avoue une chose très importante : peu importe le maquillage, le matin quand je te regarde dormir je te trouve infiniment plus belle que lorsque tu te prépares pour une soirée. À ce moment de la journée, dans l’intimité de notre lit, aucun autre regard ne vient troubler celui que je te porte. Je voudrais que le temps nous rende complices, au lieu de nous séparer comme il le fait depuis quelques semaines.

Elle posa sur le comptoir la bouteille de vin qu’elle avait commencé à ouvrir et le regarda fixement. Jonathan passa derrière elle, ses mains glissèrent le long de son dos pour venir saisir ses hanches et ses doigts délièrent les cordons du tablier. Anna résista encore un peu, puis se laissa faire.

Le jour s’ouvrit sur un soleil froid. La dispute de la veille s’était apaisée au début de la nuit. Jonathan se leva et prépara un plateau de petit déjeuner qu’il porta à Anna. Ils le partagèrent en profitant de ce long matin de dimanche. Anna monta dans son atelier et Jonathan continua de se prélasser. Ils sautèrent le déjeuner et flânèrent au début de l’après-midi dans les ruelles du vieux port. Vers quatre heures, ils dévalisèrent l’étal d’un traiteur italien en prévision du dîner et se penchèrent un peu plus tard sur les étagères du vidéoclub à l’angle de leur rue.

*

À l’autre bout de la ville, la chevelure ébouriffée de Peter émergeait d’une épaisse literie. La lumière du jour avait fini par l’extraire de son profond sommeil. Il s’étira et jeta un bref coup d’œil au radio-réveil posé sur sa table de nuit. La grasse matinée qu’il s’était octroyée s’était prolongée au-delà de toutes ses espérances. Il bâilla longuement, puis chercha à tâtons la télécommande de sa télévision sous les épais plis de la couette. Quand il la trouva, il appuya sur une touche. Face à lui, l’écran rivé au mur se mit à scintiller, il fit défiler les chaînes. Une petite enveloppe qui clignotait dans l’angle inférieur de l’écran lui indiquait qu’il avait reçu un courrier électronique. Il valida la fonction de lecture et le message apparut. L’en-tête indiquait qu’il avait été envoyé le jour même par un correspondant de la maison Christie’s à Londres. Il était 15 heures sur la côte Est des États-Unis et déjà 20 heures de l’autre côté de l’océan.

– Ils n’ont quand même pas lu le journal, eux aussi ! grogna Peter.

Le texte était écrit en petits caractères. Peter abhorrait les lunettes de lecture qu’il devait porter depuis quelques mois. Par refus de vieillir, il préférait s’imposer une gymnastique cocasse où s’enchaînaient quelques savantes grimaces supposées améliorer son acuité visuelle. Le texte lui fit écarquiller les yeux. Alors qu’il relisait pour la troisième fois consécutive le courrier électronique de son correspondant de Londres, sa main chercha le téléphone et sans regarder les touches du cadran il composa un numéro et attendit nerveux. Après dix sonneries, il raccrocha et recommença. Au troisième essai, il ouvrit rageusement le tiroir de sa table de nuit et prit son téléphone portable. Il appela les renseignements et demanda qu’on le mette en relation au plus vite avec le bureau des réservations de British Airways. Il coinça l’appareil sans fil dans son cou et se dirigea vers son dressing. Se hissant sur la pointe des pieds pour attraper une valise perchée sur la dernière étagère, il en agrippait la poignée quand elle glissa brusquement vers lui, entraînant une pile de sacs de voyage qui lui tombèrent dessus. L’agent de réservation prit enfin son appel alors qu’il jurait en pyjama, enfoui dans son dressing.

– La couronne de la Reine a encore disparu et vous êtes tous en train de la chercher ?

*

Il était 18 heures, le ciel s’enveloppait d’une nuit précoce qui charriait une averse au-dessus de la ville. Les nuages se gonflaient, prenant la forme de grandes bâches serrées les unes contre les autres, si gorgées d’eau qu’elles se teintaient par transparence d’ambre et de noir. Quelques gouttes en percèrent l’épais voile, elles traçaient dans la grisaille des sillages droits et argentés avant de se précipiter en ordre violent sur le bitume. Jonathan abaissa le châssis à guillotine de la fenêtre. Une soirée devant la télévision s’adapterait très bien à ce temps sombre. Il se rendit dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et en sortit les boîtes qui contenaient les différentes entrées italiennes qu’Anna avait choisies. Il alluma le four pour réchauffer le gratin d’aubergines, en parsema généreusement la surface de parmesan et avança vers le téléphone mural. Il allait composer le numéro de l’atelier d’Anna lorsque le voyant d’appel de la ligne extérieure se mit à clignoter, précédant la sonnerie.

– Mais où étais-tu passé ? C’est la dixième fois que j’essaie de te joindre !

– Bonsoir, Peter !

– Prépare une petite valise, je te rejoindrai à l’aéroport de Logan dans la salle d’embarquement de British Airways, l’avion de Londres part à 21 h 15, je nous ai réservé deux places.

– Supposons deux secondes que nous ne soyons pas dimanche, que je ne sois pas dans ma cuisine en train de préparer un dîner à la femme que j’épouse dans quatre semaines, et que je ne m’apprête pas à revoir avec elle Arsenic et vieilles dentelles, quelle serait la raison de ce voyage ?

– J’aime bien quand tu parles comme ça, on se croirait déjà en Angleterre, reprit Peter d’un ton caustique.

– Bon, mon vieux, c’était un plaisir de te parler mais pour reprendre une de tes expressions favorites, je suis en pleine conversation avec un gratin d’aubergines, alors si tu ne m’en veux pas…

– Je viens de recevoir un mail de Londres, un collectionneur met en vente cinq toiles de maître, elles seraient toutes d’un certain Vladimir Radskin… elles sont à quoi tes lasagnes ?

– Tu es sérieux ?

– À l’occasion, je te présenterai mon correspondant, je rigole plus quand je vais chez le dentiste ! Jonathan, ce sera nous ou la concurrence qui organisera la vente de ces tableaux, à toi de décider, le marché nous départage souvent sur la qualité de l’expertise.

Jonathan fronça les sourcils, il enroula nerveusement le cordon du téléphone autour de son index.

– Il ne peut pas y avoir cinq toiles de Radskin qui soient vendues à Londres.

– Je ne t’ai pas dit qu’elles y seraient vendues, elles y seront exposées. Pour une collection de cette importance, je ferai la vente à Boston… et je sauve ma vie professionnelle.

– Ton chiffre est faux, Peter. Je te répète qu’il ne peut pas y avoir cinq tableaux mis en vente. Je sais où se trouvent toutes les toiles de Radskin, seules quatre d’entre elles sont encore dans des collections privées non identifiées.

– C’est toi, l’expert, dit Peter avant d’ajouter d’un ton moqueur : Je me disais justement en t’appelant à cette heure indue que ce mystère valait peut-être un plat de pâtes. À tout à l’heure.

Jonathan entendit un déclic, Peter avait raccroché sans même lui dire au revoir. Il reposa le combiné accroché au mur. Quelques secondes plus tard, Anna, qui n’avait perdu aucun mot de leur conversation, en fit de même depuis son atelier. Elle posa son pinceau dans le pot d’eau et s’enroula dans son étole en pashmina, puis elle détacha ses cheveux et descendit les escaliers vers la cuisine. Jonathan était resté debout près du téléphone, songeur. La voix d’Anna le fit sursauter.