Выбрать главу

Elle ne comprenait pas pourquoi elle restait dans la salle de bains, figée devant la glace. Elle traversait l'appartement jusqu'à la cuisine, elle s'asseyait sur une chaise. Le désœuvrement lui semblait une torture insupportable comme un travail. Elle se levait, regardait autour d'elle sans découvrir aucune distraction possible. Elle ouvrait le petit placard sous l'évier, elle voulait prendre de quoi nettoyer les vitres, mais au dernier moment elle s'abstenait. Elle se bornerait à faire couler de l'eau indéfiniment dans un verre, puis à le frotter avec une éponge et à l'abandonner sur la paillasse en aluminium.

Le mieux serait encore que le téléphone se déclenche tout seul, qu'elle bénéficie d'une voix au bout du fil sans avoir eu à la solliciter. Ce serait un homme, elle en tomberait amoureuse à la première pénétration. Après trois semaines de plaisir, il la laisserait un matin sur le bord de la route. Elle l'aimerait trop pour lui en vouloir ou chercher à retrouver sa trace. Elle marcherait jusqu'au prochain village, elle s'assiérait dans le premier café qu'elle trouverait sur son chemin. Un type viendrait lui parler. Il ne lui plairait pas, elle accepterait pourtant de coucher avec lui. Il serait fruste, mais elle partagerait sa vie, l'aidant à tenir son commerce et à s'occuper de sa petite basse-cour au fond de son jardin. Elle devrait s'habituer à employer ses loisirs à voisiner avec des femmes sans éducation, et à repasser ses chemises sans que jamais il lui dise merci. Elle n'aurait pas d'enfant, mais l'homme aurait une nièce qui viendrait passer l'été chez eux. Elle la verrait grandir, cette gamine lui infuserait la joie radieuse d'exister.

Le reste de l'année elle se sentirait seule, elle ferait de temps en temps des fugues par le train. Elle séjournerait dans une grande ville où elle n'aurait pas de point de chute, sillonnant les rues comme un rondin qui dévale un torrent. Elle demanderait aux gens son chemin, elle essaierait de les intéresser à son sort, à sa vie dont elle aurait déjà épuisé aux trois quarts la durée. Quand elle aurait assez erré, elle se réveillerait peu à peu de sa torpeur et elle rentrerait. Elle serait mal accueillie, l'homme ne lui parlerait pas durant plusieurs semaines. Puis la vie reprendrait son cours, l'ennui monterait chaque matin comme une brume et persisterait jusqu'au soir.

Elle passerait ses nuits à se demander pourquoi elle avait échoué ici, au lieu de rester dans son existence d'autrefois où elle devait être indépendante et entourée d'amis. Elle se souviendrait de la couleur de ses cheveux à cette époque, et d'un petit sac à main en cuir rouge qui brillait dans sa mémoire comme une pierre de couleur. Elle se lèverait, elle ferait réchauffer du café. Elle en boirait une tasse en regardant la nuit par la fenêtre. Elle verrait le clocher de l'église qui resterait éclairé jusqu'à deux heures du matin. Elle ne trouverait pas en elle la moindre pensée qui puisse l'occuper, même l'espace de quelques secondes. Elle baisserait les yeux sur le sucrier, la cuillère et la toile cirée décorée d'affreux petits sapins bleus. Elle se dirait que les objets avaient de la chance, mais elle ne saurait pas pourquoi. Elle sortirait en pantoufles dans le jardin, l'air sentirait la terre. Elle apprécierait ce froid saisissant, elle oublierait cette impression d'étouffement qu'elle éprouvait à l'intérieur. Elle marcherait jusqu'à la barrière, elle ferait le tour du village désert.

Elle saurait que tous ces bâtiments autour d'elle lui étaient étrangers, mais elle n'aurait pas la force de revenir en arrière et de retrouver son passé. Elle conviendrait que son existence était loupée, qu'elle n'en aurait pas d'autre, et que ça n'avait pas d'importance. D'ailleurs à cet instant-là, elle serait heureuse, elle verrait les toits et les arbres enneigés. Elle imaginerait au-dessous les squelettes de bois qui les soutiendraient à bras le corps. Elle sentirait que ses propres os faisaient le même travail, mais dans son cerveau elle ne s'articulerait sur rien de solide. Elle tournerait autour de la place, elle aurait l'impression de suivre la buée blanche de son haleine.

Il serait venu la rechercher. Il ne lui dirait pas un mot, et elle se recoucherait en silence. Elle frissonnerait de plaisir en glissant son corps glacé dans le lit. Le lendemain elle passerait la journée à dormir, la nuit suivante elle se promènerait dans la maison en cherchant ici ou là une distraction qu'elle ne trouverait nulle part. Elle se demanderait pourquoi elle n'avait pas disparu depuis des millions d'années avec tous ces autres animaux inadaptés à la survie.

Elle serait vieille depuis cinq ou dix ans, elle supplierait que l'existence ne lui tombe plus tout le temps dessus comme une goutte d'eau régulière dont elle n'avait jamais pu se protéger ni tirer aucun profit. Elle monterait le petit escalier intérieur qui mènerait à l'étage et elle le redescendrait. Elle recommencerait toute la nuit dans l'espoir de faire capoter son cœur.

Un médecin la verrait le lendemain. Les jours suivants elle se laisserait piquer par l'infirmière qui la visiterait chaque matin. Elle passerait son temps assise dans un fauteuil. Elle regarderait la cour, avec la voiture garée devant le portail et la haie de cyprès qui cacherait le soleil jusqu'à midi. Elle se coucherait tôt, elle ne se réveillerait qu'au matin.

Elle fixerait souvent les lambris des murs, et elle se pencherait pour voir ses pieds chaussés de pantoufles en laine à carreaux. Elle entendrait le chant d'un merle, des bruits d'autoroutes lointaines et de moteurs agricoles. Elle trouverait une odeur de lavande à l'atmosphère de la chambre, mais sa conscience serait exempte de pensée et de souvenir.

Il la trouverait morte un samedi soir en rentrant d'un mariage. Il serait ému. Il la veillerait plusieurs heures avec une voisine. Elle reposerait dans son caveau familial. Il mourrait huit ans plus tard, faute de place on serait contraint de l'inhumer en pleine terre, loin de la femme avec qui il aurait si longtemps dormi.

Elle n'aimait pas non plus la nuit. Elle allait devoir subir de longues heures d'ici l'agression du matin. Après, la journée arriverait à flots. Pour se préserver, elle essaierait de s'immerger au fond d'elle-même comme une épave sous la vase. Mais sa tête remonterait à tout instant à la surface avec obstination.

En attendant, elle devait s'échapper de cette nuit de solitude qui était en train de se former doucement autour d'elle. Le téléphone constituait une issue de secours, elle pouvait le solliciter encore une fois pour obtenir une présence. Elle accepterait même de s'agréger à un couple de biologistes qui évoquerait toute la soirée une molécule dont les performances lui seraient inconnues. À moins qu'elle n'entre en contact avec un vieillard pervers qu'elle inviterait de mauvaise grâce à venir la voir. Elle le surprendrait en train de fouiller la poubelle de la salle de bains. Elle le mettrait dehors, mais il l'attaquerait sur le palier et elle pousserait un cri en s'enfermant chez elle à double tour comme pour se protéger du loup.

Si elle ne trouvait personne, elle mettrait de la musique. Elle aurait un verre à la main, elle sourirait. Elle danserait seule autour des meubles. Elle monterait le son, elle fredonnerait, elle donnerait des coups de pied partout. Le gardien monterait lui dire que les voisins se plaignaient. Elle le ferait entrer. Il n'aurait qu'une trentaine d'années, elle déciderait de s'en faire un ami. Elle l'assiérait sur un fauteuil, elle lui dirait nous nous sommes sans doute croisés dans l'entrée. Il n'oserait pas répondre.

– Vous êtes marié?

Il ferait non avec la main. Elle déciderait de vivre avec lui. Elle mettrait quelques affaires dans un sac, et elle s'installerait dans la loge en pleine nuit. Elle passerait plusieurs semaines couchée à regarder l'image d'un grand téléviseur installé face au lit. Puis, elle ferait quelques pas dans la cuisine où les casseroles rouges pendues au mur lui sembleraient au bord de l'hémorragie. Elle regarderait la rue à travers la petite fenêtre ovale, elle n'aurait aucune envie de sortir, de retrouver la sensation du trottoir sous son pied et le frôlement des gens qui filent dans les deux sens.

Elle s'assiérait devant la table, à côté de l'évier, sans autre divertissement que le bruit d'un jeu télévisé qui proviendrait de la chambre. Elle percevrait aussi le bruit de son propre souffle qu'elle s'amuserait à précipiter puis à ralentir à son gré. Elle se demanderait si elle pouvait devenir sa seule occupation, son unique passe-temps.

Elle l'entendrait arriver avec son pas lourd, il ouvrirait la porte. Elle lui en voudrait d'arborer ce sourire perpétuel, alors qu'elle lui infligerait un visage fermé, aux coins de la bouche parfois tirés vers le bas. Il ferait les courses, le ménage, la 'huit il dormirait sur un petit matelas. Elle l'obligerait à travailler à l'extérieur pour lui acheter des chaussures qu'elle aurait plaisir à essayer seule, loin des regards. Quand elle en aurait assez, il devrait les mettre aux ordures sans protester.

Elle lui dirait je m'ennuie tellement avec toi, il poserait sa main comme une visière au-dessus de ses yeux comme si elle l'éblouissait. Elle le mettrait à la porte. Durant des semaines il dormirait dans un couloir. Un jour, il sonnerait pour venir prendre des vêtements restés au fond de la penderie. Il n'obtiendrait pas de réponse. Il finirait par s'enhardir et pénétrer à l'intérieur. Elle se serait suicidée la veille. Le cadavre l'affolerait, il ameuterait tout l'immeuble. On le renverrait quinze jours après. Il serait remplacé par la mère d'une petite fille de huit ans qui inspirerait davantage confiance aux locataires.

Elle s'est passé la main dans les cheveux, elle a mis son manteau. Elle se disait dans l'ascenseur que la nuit ne serait pas froide. Elle marcherait plus longtemps que d'habitude avant de rentrer se coucher. Elle aimait mener cette vie, elle n'était pas insupportable, ni absurde. Elle acceptait même la solitude comme un apprentissage, une ascension vers un sommet, un ciel dont elle n'avait pas encore la moindre idée.

Dehors, il y avait un vent glacé qui perçait l'étoffe des habits. Elle avait déjà perdu son enthousiasme. Au carrefour, elle a cru qu'on la suivait. Elle a couru, elle s'est réfugiée près d'un camion qui distribuait des repas aux gens dans le besoin. Elle n'était pas habillée comme les autres, pourtant on lui a tendu un sandwich avec un gobelet de soupe chaude qui lui a brûlé les doigts. Elle n'avait pas faim, elle aurait voulu faire profiter quelqu'un de sa ration. Mais chacun était trop concentré sur la déglutition de ses aliments pour faire attention à elle. Elle a tout jeté dans une bouche d'égout.