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– Venez.

La femme n'a pas semblé comprendre ce qu'elle disait. Elle l'a prise par le bras. Elles ont quitté le café. Le vent leur a glacé le visage et les mains. Elle ne savait pas vers où elle l'emmenait, elles ne pouvaient pourtant pas rester immobiles dans le froid. La femme a voulu se cacher dans une anfractuosité creusée dans la façade d'un immeuble en démolition, mais elle était déjà occupée par un corps endormi.

Elles ont marché longtemps, elles sont passées devant une petite fête foraine qui était en train de fermer. Toutes les lumières se sont éteintes en même temps, les marchands ont rangé leurs étalages à la lueur de veilleuses. Il y avait un couple enlacé sur un banc, il a fini par s'en aller à cause de la bourrasque.

Elles ont poursuivi leur chemin, gardant toujours le vent dans le dos comme si elles fonctionnaient à la voile. Elles pouvaient fermer les yeux, les véhicules et les gens les contournaient. La femme s'est arrêtée la première, embrassant un arbre des deux bras pour s'arrimer. Elle a regardé son visage à la lumière de la rue, elle avait une petite bouche blême et des yeux rouges. Elle aurait dû rejeter cette épave avec une pièce de monnaie dans le creux de la main. Mais la solitude était une douleur insupportable. Alors elle ne pouvait pas se permettre de la laisser s'échapper, elle lui courrait après à la moindre tentative de fuite.

– Venez.

La femme ne bougeait pas.

– Vous n'allez pas rester dehors.

Elle lui a pris la main. La femme a bien voulu remonter le vent à petits pas jusqu'à une station de taxis. Tous les chauffeurs ont refusé de les prendre, et quand elles sont arrivées à pied devant son immeuble, une voiture de police a ralenti comme si on voulait vérifier leurs identités. Elle l'a entraînée dans l'ascenseur, la femme est entrée dans l'appartement sans manifester aucune réaction.

– Asseyez-vous.

Elle s'est assise avec précaution sur le canapé.

– Vous avez encore faim?

Elle prenait connaissance de son nouvel environnement d'un regard circulaire.

– Vous avez soif?

Elle levait la tête, inspectant les lignes droites et les angles de la pièce.

– Je vais vous préparer un petit plateau.

Mais au lieu d'aller à la cuisine, elle s'est assise à côté d'elle. À présent elle regardait le téléviseur éteint.

– Vous voulez que je l'allume?

La femme s'est levée, elle a tourné autour de la pièce. Elle est entrée dans la chambre, elle a bousculé des flacons dans la salle de bains. Elle est allée à la cuisine, elle a ouvert le frigo. Il n'y avait presque rien dedans, elle l'a vidé quand même en commençant par le haut et en terminant par le cône glacé à la pistache qui traînait au fond du casier congélation depuis l'été passé. Elle a trouvé dans le placard des biscuits au chocolat, des cacahuètes et des petits bocaux de sauce tomate qu'elle a avalés comme des jus de fruit. Ensuite elle s'est assise devant la table en plastique blanc, la tête droite, le regard vague comme deux rubans flottant dans les airs.

Elle ne bougeait pas, la pièce lui appartenait, elle l'avait prise à l'immeuble et elle était devenue sa cachette pour la nuit. Elle ne dormirait pas, elle laisserait le temps passer en elle comme un petit fil à peine perceptible à travers les veines ou comme un collier de cailloux qui remonterait par les artères jusqu'au cœur. La douleur la ferait crier, elle éprouverait après le plaisir de la sentir diminuer, s'éteindre. Puis elle se souviendrait de son enfance; un homme qui la jetait sur un lit pour la faire rire et une petite fille qui la pinçait. À certains moments, rien n'apparaîtrait à sa conscience, sauf quelques cercles flous, comme pour rappeler la présence des cellules. Alors le temps tomberait à fond perdu, elle n'aurait aucune sensation de rien, des minutes ou des heures durant.

La femme secouait la tête comme si des insectes étaient parvenus à pénétrer dedans. Elle s'est levée, elle est revenue au salon. Elle s'est approchée de la fenêtre, elle a posé sa main contre la vitre.

Elle lui a dit de s'étendre sur le canapé.

– Vous ne voulez pas mettre une de mes chemises de nuit?

Elle a écrasé sa figure contre le carreau.

– Vous pouvez dormir dans mon lit.

Elle s'est retournée.

– Moi, je passerai la nuit au salon.

Elle s'est éloignée de la fenêtre. Elle s'est rapprochée du couloir à pas imperceptibles. Elle avait les yeux à peine entrouverts, comme si un instinct la guidait. Elle a atteint la porte, elle a tourné la poignée et elle est partie.

– Vous avez encore faim?

Elle dévalait l'escalier, quittait l'immeuble et disparaissait dans un repli de la ville. Elle n'avait besoin de personne pour mourir à petit feu, on retrouverait son cadavre sec comme un poisson salé et son histoire ne serait un souvenir pour personne. Elle aurait pu avoir une autre vie, on lui aurait donné un corps galbé, un cerveau capable d'abstraction. Elle serait née dans une famille aux moyens limités, mais aimante, cultivée. Elle aurait eu un frère aîné travailleur qui l'aurait poussée dans ses études. Elle aurait eu trois enfants, un mari fantasque et pourtant doué pour les affaires. Elle aurait vécu dans l'aisance et la gaieté, recevant des amies l'après-midi, organisant des dîners chaque soir. À l'âge de soixante-douze ans, elle périrait d'un cancer dépisté tardivement et soigné par un vieux professeur maîtrisant mal les techniques de pointe.

La femme n'était plus là, elle était bien obligée de s'en apercevoir. Elle pouvait faire semblant de la chercher d'une pièce à l'autre, mais l'appartement était trop petit pour ces simagrées. Elle n'avait rien laissé derrière elle, à part son odeur, sa puanteur de femme des rues. Elle s'en apercevait à peine maintenant, et elle regrettait de ne pas lui avoir proposé une douche, un bon shampooing. Elle aurait mis ses vieilles frusques dans un sac poubelle bien ficelé, et elle lui aurait fait essayer les vêtements de sa garderobe.

Elle a ouvert la fenêtre de la cuisine et celle du salon. Les portes ont claqué, elle les a coincées avec des chaises pour établir un courant d'air. Elle a ouvert aussi celle de la chambre et le vasistas de la salle de bains. Le vent soufflait librement dans la maison. Elle a tout éteint, elle s'est allongée sur le canapé. Il faisait encore plus froid que tout à l'heure quand elle marchait avec la femme, il lui semblait qu'une pellicule de givre l'enrobait peu à peu.

Puis elle s'est assise, elle a allumé une lampe. Il était à peine trois heures du matin. Toute la nuit lui restait sur les bras. Cette femme ramassée dans la rue ne lui avait servi à rien, elle était partie sans lui adresser une parole d'encouragement à tenir bon sur cette espèce de fil tendu qui la séparait de l'aube. Elle aurait dû la droguer, l'entraver, et en ce moment elles seraient toujours ensemble.

Elle ne pouvait plus rester ici. Elle a pris son manteau à la patère du corridor, elle a quitté l'appartement. Elle ne croisait personne, le vent l'obligeait à se courber et à s'accrocher parfois aux rétroviseurs des véhicules en stationnement. La ville n'était pas déserte, toute une population dormait dans ses interstices. Elle ne rencontrait personne, elle longeait des rangées de poubelles alignées remplies des déchets qu'avaient produits ces gens endormis. Ils étaient emberlificotés dans leurs rêves, même leurs corps étaient comme tricotés l'un à l'autre. Ils tressautaient en même temps dans les lits, et leurs bouches laissaient s'échapper un mince filet de bave sur l'oreiller. Ils formaient une chaîne qui courait à travers la ville, ils n'étaient qu'un seul bloc de sommeil compact. Ils traversaient en même temps les mêmes rêves, ils partageaient les mêmes images, les mêmes peurs et les mêmes pantomimes grotesques.

Elle était exclue du sommeil de la ville. Elle était un organisme sans destinée, une suite d'organes mal emballés, et sa pensée était une mélodie pauvre comme la chanson d'une boîte à musique. Sa mère avait mis au monde une espèce de maladie qui s'était développée jusqu'à devenir cette jeune femme pathologique toujours en mouvement, tourmentée, incapable de trouver le repos.

Ses yeux ne lui signalaient plus que les obstacles, oubliant de la renseigner sur les détails et les couleurs. Puis elle n'a plus regardé que le sol, et elle a heurté un homme saoul. Elle est tombée, il a vomi sur l'aile d'une voiture et il a continué sa course. Elle s'est relevée, elle regrettait qu'il ait déjà disparu. Elle aurait voulu que les rues se repeuplent, qu'on s'y bouscule comme au plus fort de l'après-midi. Elle aurait fait des rencontres, quelqu'un l'aurait emmenée boire un verre dans un bar d'hôtel. Il lui raconterait ses voyages d'affaires, il lui montrerait une amulette qu'il aurait achetée à un guerrier enfermé dans une réserve qui croyait s'en échapper chaque nuit par le songe. Ils coucheraient, le coït serait puissant et leur procurerait un plaisir commun. Il ne voudrait pas qu'elle dorme à côté de lui, il lui demanderait comme un service de s'en aller. Elle lui dirait je vais m'installer sur le lit d'appoint, il lui répondrait non j'ai besoin que la pièce ne contienne que moi. Elle chercherait à s'attarder, regardant les lithographies pendues aux murs, s'enfermant dans la salle de bains.

Il frapperait violemment à la porte. Elle lui dirait je me lave les mains, je les essuie, je suis déjà partie.

Mais il l'entendrait remplir la baignoire, puis clapoter dans l'eau. Il lui dirait je perds du temps, je vais manquer de sommeil, un rapport ne vous donne pas le droit d'empoisonner ma nuit. Elle plongerait la tête sous l'eau, elle entendrait un bruit sourd, cadencé, mais elle ne comprendrait aucune de ses paroles. Il appellerait la réception, quelqu'un viendrait ouvrir la porte. Il essaierait de l'arracher du bain, elle s'accrocherait aux robinets. Il réussirait à l'extraire, à la jeter à terre. Il l'obligerait à se rhabiller, il la mettrait dehors.

Elle marcherait dans les couloirs de l'hôtel, prenant un ascenseur, descendant un escalier, bousculant des couples en tenue de soirée, des domestiques chargés de plateaux. Elle aboutirait plusieurs fois dans le hall, mais elle aurait peur de l'extérieur et elle se perdrait dans le premier labyrinthe venu, aboutissant aux cuisines, essayant de se cacher dans la réserve. Elle suivrait une femme de ménage dans sa tournée des chambres, elle marcherait à côté d'une cliente âgée comme si elle s'apprêtait à lui donner le bras. Elle réussirait parfois à se faire adopter quelque temps, à partager une collation, une conversation, puis elle redeviendrait une personne seule qui se faufilerait dans les couloirs comme une hors-la-loi. Jusqu'au moment où on l'attraperait, et où on l'expulserait par l'arrière du bâtiment.