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Elle rentrèrait, elle se coucherait sur son lit. Elle se relèverait, elle serait trop épuisée pour quitter son domicile. Elle ferait quelques pas dans le salon, elle s'endormirait sur le canapé. Elle se réveillerait vingt heures plus tard au coucher du soleil. Elle s'en irait tout de suite. Elle prendrait le métro, elle ouvrirait grand les bras quand elle se trouverait au milieu de la foule. Elle s'allongerait sur le sol, on l'enjamberait. Elle aurait l'impression que tous les gens qu'elle avait croisés au cours de sa vie défilaient au-dessus d'elle. Quelqu'un la remettrait debout et lui proposerait de la raccompagner. Elle se laisserait remorquer jusqu'à l'air libre. Elle rentrerait, elle jetterait ses vêtements noircis par le sol des correspondances. La douche ne la rafraîchirait pas et elle aurait une envie macabre de s'envoler dans l'air de la nuit. Elle s'étendrait sur son lit, elle se relèverait. Elle téléphonerait à des gens qui ne lui accorderaient qu'une trentaine de secondes avant de raccrocher.

Elle s'habillerait, elle sortirait. Elle déboucherait sur un boulevard illuminé, elle s'assiérait à une terrasse de café. Deux hommes prendraient place en face d'elle, ils lui demanderaient ce quelle voulait boire. Elle essaierait de leur sourire, elle retrousserait ses lèvres, montrant les dents comme une bête. Ils lui offriraient plusieurs verres, elle s'endormirait sur son siège. Ils discuteraient entre eux, ils décideraient en définitive de la laisser là.

Un serveur la réveillerait. Il lui faudrait faire quelques pas avant de reprendre son équilibre et de marcher droit. Elle lèverait la tête, elle ne trouverait pas le ciel. Elle s'engagerait dans une petite rue qui l'éblouirait par la lumière blanche de ses lampadaires. Un type lui demanderait si elle cherchait quelqu'un, elle répondrait je veux sortir d'ici. Il lui dirait vous n'êtes pas enfermée.

Elle se retournerait, elle essaierait de retrouver le café. Il serait toujours ouvert, elle s'installerait au fond de la salle. Elle ne commanderait rien, on la laisserait tranquille. Elle se dirait je ne veux pas qu'on m'adresse la parole, ni qu'un couple me propose de venir voir un tableau hérité il y a cinq ans d'un oncle amateur de croûtes. Elle ne voudrait pas qu'on la sollicite, qu'on la trimbale pour lui montrer combien les accélérations de cette voiture étaient franches alors qu'on l'avait achetée d'occasion quatorze années auparavant. Elle ne voudrait pas connaître ces gens qui vous mettent leur figure sous les yeux afin que vous puissiez constater que le temps les a épargnés cet hiver et qu'on leur donne le même âge depuis des mois. Et d'une façon générale elle rejetait tous ceux qui étaient si contents de leur sort qu'ils résonnaient à ses oreilles comme une insulte, sans compter ces aigris qui finissaient par aimer mourir et tombaient de tous les toits de la ville comme de grosses gouttes vertébrées et sanguines.

Elle aurait besoin de rester seule dans son cerveau, à la manière des vieillards qui refusent de quitter leur lit. Elle ne convoquerait pas de souvenirs, elle n'imaginerait rien. Elle resterait calfeutrée en elle le temps de s'apercevoir qu'elle serait mieux dehors, à peine reliée à sa tête, avec toute sa conscience pulvérisée sur les objets et les êtres.

Elle se sentirait fatiguée, la mort lui aurait fait du bien comme un rafraîchissement en pleine soif. Elle envierait les clients du café, avec leurs sourires discrets, et cette façon de garder la tête droite comme une grosse antenne avide de perceptions. Derrière leurs visages elle supposerait du couple uni, de l'enfant qui rit, du chien endormi, du meuble ciré, de la soirée paisible, et un certain engourdissement les soirs de fête quand on a arrosé une réussite ou la nouvelle fenêtre à glissière qui donne de la lumière à giorno. Tous ces gens attendaient le dernier moment pour penser à la mort, ils ne lui jetaient un regard que le jour où leur cœur commençait à battre de l'aile et où ils sentaient que la semaine se terminerait par leur enterrement.

Elle ne faisait pas partie de l'existence, elle était une erreur qui avait germé dans le ventre d'une humaine. Il lui était impossible de devenir membre de la tribu, elle était seule comme un animal dont on a exterminé le reste de la race. On aurait dû la naturaliser, on aurait exposé son corps empaillé dans une vitrine pour empêcher les mains curieuses de l'endommager.

Elle ralentissait le pas, elle aurait aimé pouvoir s'étendre quelques minutes sur un lit de fortune à l'abri d'une entrée d'immeuble avant de reprendre sa marche. Elle aurait voulu rencontrer quelqu'un qui lui apprenne le contentement de soi ou du moins l'indifférence de se savoir en vie.

Un type l'a abordée. Il habitait de l'autre côté de l'avenue. Elle s'est couchée en arrivant. L'étreinte n'a pas duré longtemps, mais malgré tout elle a compris qu'elle était heureuse et que dorénavant aucune joie ne lui échapperait. Il s'agissait d'un bonheur forcé, laborieux, mais il valait mieux que tous les aurres états qu'elle avait connus depuis sa naissance.

Elle est allée vomir aux toilettes, puis elle est allée pleurer au salon. Elle aurait voulu qu'il la rejoigne, elle l'a appelé. Il lui a répondu viens, elle est restée immobile sur le fauteuil. Au-dessus d'elle la grande suspension aux breloques de cristal lui semblait une guirlande de petits pendus. Elle est allée se rhabiller dans la chambre, il lui a dit merci. Elle est partie en refermant doucement la porte derrière elle.

Tout autre que lui l'aurait peut-être engagée pour remplacer au pied levé son épouse partie le mois dernier avec un jeune homme. Le dimanche elle devrait préparer un bon déjeuner pour nourrir les enfants, deux grands-mères, des collatéraux et parfois des connaissances sans aucun lien de parenté. Elle ne se mettrait pas à table afin de pouvoir mieux assurer le service. Quand la vaisselle serait faite et rangée sur les étagères, elle éprouverait la satisfaction du devoir accompli. Elle irait s'asseoir au salon, les jambes posées sur un petit tabouret, indifférente à la coterie bavardant autour d'elle devant sa tasse de café vide. À la tombée du jour elle commencerait malgré tout à prendre part à la conversation, mais d'un signe discret il lui ferait comprendre qu'il était temps de servir des boissons à toutes ces bouches empâtées par la chaleur sèche des radiateurs. On lui ferait compliment de son cocktail de myrtilles, on discuterait une dernière fois de la meilleure façon de tirer la quintessence de ses semaines de vacances. Ensuite, on se séparerait en se promettant de dîner légèrement ou de ne pas dîner du tout après cette journée de paresse et ce déjeuner trop lourd. Elle éviterait de se poser aucune question sur sa vie, elle se contenterait de fonctionner avec l'humilité d'une diode.

Elle aurait voulu s'asseoir. Il n'y avait pas de banc, pas d'abri. Elle a continué à avancer, puis elle s'est appuyée contre un poteau. Elle ne voyait aucune fenêtre éclairée, elle avait l'impression d'avoir été jetée à la rue en pleine nuit par une marâtre. Elle avait envie de rentrer chez elle, de s'enfouir dans son lit comme dans un trou. Elle restait immobile, elle fixait du regard la couleur vive d'une voiture en stationnement. Elle aurait voulu ne plus voir que la teinte des choses.

Elle recommençait à marcher, elle croisait un homme qui se mettait à la suivre. Il lui parlait d'une maison forestière qu'il achèterait un jour, et où il ne penserait plus à rien d'autre qu'aux arbres. Elle le rejoindrait, ils dormiraient dans la même chambre mais elle pourrait à son gré s'isoler sur sa moitié de lit quand elle n'aurait pas envie de sexualité. Ils feraient ensemble plusieurs enfants qu'ils confieraient à une baby-sitter aux périodes où ils en seraient fatigués. Puis ils avanceraient en âge peu à peu, mijotant dans leurs souvenirs. À leur mort on les enterrerait devant leur terrasse, sous le même massif de roses vermillon. Quand la maison serait vendue, leurs os seraient rangés à l'intérieur de la même caisse et inhumés dans la fosse commune du cimetière voisin.

Mais en attendant cet événement sordide et incertain, ils pouvaient se réjouir de s'être rencontrés. Il l'a prise dans ses bras, elle a senti qu'il était en érection. Il a cherché à la déshabiller, il a éjaculé avant d'y parvenir. Sitôt la fin de son orgasme, il est parti sans un mot en titubant, traversant la rue, disparaissant au carrefour suivant. Elle distinguait quelques gouttes brillantes sur le trottoir, mais elle n'avait pas été atteinte par l'effusion.

Elle refusait de rentrer, comme si son domicile était infesté, comme si un monstre occupait l'espace de son corps immense. Elle aurait voulu déménager tout de suite, habiter un immeuble chaleureux, peuplé d'insomniaques, avec une salle commune au rez-de-chaussée où elle aurait pu à toute heure les retrouver. Elle verrait leurs visages au lieu de la nuit grise des rues et les meubles de son appartement vide d'êtres. Elle ne dirait rien, elle se laisserait caresser par le souffle des phrases qu'ils prononceraient autour d'elle. Elle apprécierait leurs bouches dont les mots sortiraient détachés, ou liés entre eux comme des anneaux. Elle se sentirait enfin rassurée, loin de l'angoisse du sommeil ou de son absence. Elle finirait par rester là jour et nuit. Elle dormirait parfois une heure ou deux au milieu du tumulte protecteur, et quand elle rouvrirait les yeux elle ne pourrait s'empêcher de sourire devant le spectacle merveilleux des autres.

Elle s'est assise sous un porche, elle s'est relevée pour laisser passer un couple qui sortait de l'immeuble. Ils l'ont regardée, ils ont ri avant de monter dans une voiture. Elle a marché, elle aurait aimé s'incorporer à l'affiche de l'autre côté du boulevard, devenir cette fille joyeuse dans son pull-over, avec un cerveau plat qui ne boursouflait même pas son visage. Elle réclamait l'inertie, elle ne voulait plus de cette liberté qui l'obligeait à décider d'aller à gauche, à droite, de reculer ou de monter un escalier comme une bête de cirque grimpe sur un tabouret. Même l'immobilité ne lui était pas donnée, elle devait s'y résoudre par un mouvement de sa volonté. Elle ne supportait pas le ressac continuel de sa conscience, elle aurait voulu la noyer dans une rivière comme des chatons. Elle accepterait d'être un corps vide, dont l'habitante s'est échappée comme une démente d'un asile de fous. Elle refusait d'assumer son existence, elle aurait aimé pouvoir aspirer son moi minuscule, le laisser tomber dans les toilettes et tirer plusieurs fois la chasse pour en être définitivement délivrée.