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Elle marchait, il lui semblait qu'elle se trouvait loin derrière son propre corps et qu'elle l'apercevait à l'état de silhouette incertaine. Elle aurait voulu qu'il disparaisse au loin.

Elle se souvenait qu'elle avait été heureuse plusieurs fois, elle comprenait alors qu'on puisse avoir envie de vivre, de s'attarder jusqu'à grossir le bataillon des centenaires. Elle admettait les constructions, les arbres, le métal des ponts, la chair des yeux d'enfants, celle des mâles, des mulots qui courent entre les rails du métro.

Et puis tout d'un coup l'intérieur de sa tête s'obscurcissait, elle sortait de chez elle comme si la rue était un lieu plus rassurant, plus chaleureux que son deux-pièces où l'angoisse rebondissait d'un mur à l'autre. Elle aboutissait dans des bars où on la soûlait, et elle se réveillait dans un grand lit à côté d'un homme énorme qui ronflait, ou d'une mauviette filiforme qui tenait moins de place encore qu'une stalactite à moitié fondue. Elle se levait, elle cherchait la salle de bains, elle se douchait, se rhabillait avec ses vêtements de la veille qui sentaient la fumée et la transpiration. Elle s'en allait, la rue lui tenait lieu de désert. Son errance durait jusqu'au lendemain quand elle rentrait chez elle dormir dans sa chambre aux volets clos ou grands ouverts sur le soleil.

À son réveil, elle s'enfuyait. Elle courait, montait dans des bus qui n'allaient pas assez vite, avait des relations avec des hommes lents comme de vieux camions poussifs. Elle parlait à des gamins qui ne la comprenaient pas, à des femmes qui ne se donnaient pas la peine de lui répondre. Elle entrait dans un grand magasin, elle dérobait des articles pour le seul plaisir de se faire intercepter par les agents de la sécurité. Puis elle tournait d'un trottoir à l'autre comme une toupie, elle heurtait la foule et la pénétrait jusqu'à s'y fondre. Elle ne s'en détachait que longtemps plus tard, le soleil avait changé de place ou il avait disparu et il faisait nuit. Elle se laissait emporter par quelqu'un, elle lui abandonnait sa matière et pendant ce temps elle parvenait à oublier qu'elle était en vie.

Puis elle retrouvait l'ascenseur, la rue, et le vide de la nuit. Elle entrait dans les bars encore ouverts, elle parlait à tout le monde et on ne lui répondait pas. Parfois même on lui demandait de quitter l'établissement, on la poussait dehors comme si elle avait bu. Elle se promenait, cherchant des vitrines éclairées, dévisageant les rares personnes qu’elle croisait.

Elle s'éloignait du centre de la ville, atteignant sa périphérie, puis elle rétrogradait. Elle parlait, elle riait, elle n'admettait pas cette solitude, elle l'ignorait comme une petite tumeur indolore qu'on laisse croître dans sa poitrine. Au petit matin, elle rentrait. Elle dormait, quand elle se réveillait elle reprenait sa trajectoire dans la ville.

Elle regardait droit devant elle, il n'y avait rien d'autre à voir que les constructions et le mobilier urbain. Elle pensait aux pylônes, au plafond nuageux, au gris acier des tours et aux volets roulants des immeubles. Elle pensait à la bande de trottoir sur laquelle elle faisait des pas, au kiosque à journaux claquemuré, à la bouteille vide contre la façade. Elle devenait extérieure, toute sa personnalité s'était tue. Elle était un objet de plus, une petite mécanique qui avançait, évitait les obstacles, qui allait droit vers un but dont elle ne savait rien. Elle s'intégrait à la nuit déserte, elle en faisait partie. Elle n'avait plus à commander son corps, il se déplaçait tout seul comme l'eau d'un caniveau. Sa conscience s'était éteinte, elle bénéficiait d'un avant-goût de la mort. Elle tournait parfois à l'angle d'une rue, elle contournait un clochard endormi et elle continuait sa progression indéfinie.

Elle aurait pu entrer en collision avec un incurable qui essaierait de mourir loin des thérapies et de la compassion de ses proches, avec une femme qui rêverait d'assassiner son mari pour lui éviter de souffrir les affres d'une séparation, ou avec un gamin qu'on aurait grondé et qui aurait décidé de ne plus jamais revoir ses parents. Ensuite une foule se presserait autour d'elle, lui racontant l'achat d'un accessoire vestimentaire, d'une panoplie de couteaux à découper, d'un petit sauna, et puis se laissant aller à lui faire des confidences sur sa passion des fruits, sa haine des cornichons, le plaisir d'engloutir une bouteille de vin de temps en temps, de s'installer à moitié nu sur le balcon les jours de grand soleil, l'hiver de se calfeutrer, de boire des grogs, de tirer les rideaux en plein jour sur la grisaille, les giboulées, de profiter des premiers jours de printemps pour aérer l'appartement toute la matinée, pour respirer l'air presque tiède, et l'après-midi se promener de long en large dans le parc, s'offrir même un cornet de glace pour retrouver le goût d'enfance de la framboise, s'asseoir sur une chaise de fer, écouter la conversation d'un trio d'étudiants qui cherchent un petit appartement bon marché près de la faculté.

La joie d'embrasser d'un seul coup d'oeil la totalité du jardin, de distinguer la moindre fleur, le moindre être humain, qu'il fasse soixante centimètres au fond d'un berceau ou qu'il soit un adulte rouge et transpirant en train de courir autour des bosquets. Et cet homme en bras de chemise qui s'évente avec son journal en parlant à une femme courte et maigre. Et ces gens qui se photographient, ceux qui trempent leurs mains dans l'eau de la fontaine, qui mangent des gâteaux, des beignets, qui dorment sur les pelouses, qui rient en regardant les statues, les cailloux, leurs ongles clairs dans la lumière, et la circulation chatoyante au-delà des grilles.

Elle ne rencontrait personne, elle cherchait son chemin. Elle voulait rentrer chez elle, s'étendre sur son lit, et si elle ne parvenait pas à s'endormir elle écraserait sa tête contre le mur comme une grosse mouche. Elle avait un besoin immédiat de claustration, tout cet espace était pareil à de l'angoisse déployée, construite, qui la surplombait et en même temps sur laquelle elle était obligée de marcher.

Elle ne reconnaissait pas les lieux. Elle accélérait l'allure, elle courait, elle faisait des signes aux voitures. Quelqu'un s'est arrêté, elle est montée. Elle lui a donné son adresse, il lui a dit je ne suis pas votre chauffeur. Elle a voulu ressortir, il l'a retenue.

La voiture a démarré, elle a fermé les yeux et quand elle les a rouverts elle s'est trouvée devant un immeuble dont l'entrée était flanquée de vasques aux jets d'eau éteints. Il avait une grande chambre, il voulait déboucher une bouteille de champagne, elle lui a dit dépêchez-vous. Elle s'est déshabillée elle-même, il a mis de la musique. Il n'en finissait pas de la caresser. Elle croyait voir passer les heures, mais quelques minutes plus tard tout était terminé.

Elle lui a demandé de la raccompagner, il a appelé un taxi. Il a pris un billet dans la poche de son pantalon tire-bouchonné sur la moquette, il le lui a donné. Elle est partie, le taxi était déjà devant la porte. Elle n'avait plus envie de retourner chez elle, mais aucune autre destination ne lui est venue à l'esprit. Elle s'est couchée en arrivant, elle s'est endormie. À son réveil, il faisait toujours nuit. Elle s'est levée, durant quelques minutes elle a regardé un film à la télévision dans une langue étrangère dont elle ne prenait pas la peine de déchiffrer les sous-titres. Elle a essayé de lire un livre qu'elle n'avait pas ouvert depuis plusieurs mois, elle l'a refermé. Elle a éteint la lumière, elle l'a rallumée. Elle l'a éteinte à nouveau et elle s'est allongée sur le canapé.

Elle aurait voulu que quelqu'un soit là, un animal humain sans désirs, dévidant sans cesse une histoire infinie. Elle aurait aimé entendre un souffle, pouvoir poser sa main sur un cœur, son doigt sur un pouls. Elle s'est recouchée, elle n'est pas parvenue à se rendormir. Elle s'est rhabillée, elle est sortie. Au coin de la rue, elle est revenue sur ses pas. Elle s'est fait couler un bain, elle a vidé la baignoire. Elle s'est assise au salon, elle regardait l'écran éteint du téléviseur.

Dans un an, elle se serait peut-être volatilisée et ces meubles serviraient à une jeune femme qui aurait récupéré l'appartement une semaine après son décès.

Elle aurait passé plusieurs jours à faire les vitres, à nettoyer la cuisine, à punaiser des affiches sur les murs pour personnaliser son habitation. Elle ferait des plats épicés dont les effluves incommoderaient les voisins, elle écouterait de la musique à plein volume, et les gens de l'immeuble signeraient une pétition pour qu'on l'expulse. Sa joie de vivre tomberait tout d'un coup quand elle se verrait dans l'obligation de vider les lieux, et après avoir essayé en vain de se supprimer avec une poignée de médicaments qu'elle conserverait au fond de son sac en cas de mal de tête, elle parviendrait à s'introduire dans la cage d'ascenseur et à se faire écraser par la cabine.

On la remplacerait par un petit ménage. Le samedi soir ils auraient un rapport sexuel d'une grande simplicité, et ils changeraient les draps tout de suite après. Ils auraient pu avoir un enfant, mais ils n'auraient aucune envie de s'en occuper vingt années durant. Ils aimeraient les antiquités, ils posséderaient une arme à feu ancienne. Ils se feraient peur chacun à leur tour, afin de mieux apprécier ensuite la vie à sa juste valeur. Imprudemment un soir le mari appuierait trop fort sur la détente, et sa femme mourrait sur le coup. Il aurait pu essayer de s'expliquer avec la justice, mais il préférerait retourner l'arme contre lui.

Un homme d'une quarantaine d'années leur succéderait. Il resterait là vingt ans sans donner matière à aucun ragot, puis il avalerait un sachet de poison dérobé dans le laboratoire où il travaillerait comme chimiste.

Un mois plus tard un couple de jeunes médecins emménagerait, ils installeraient des étagères jusqu'à une heure tardive, puis ils auraient un ou deux rapports qui feraient bruire leur lit aux ressorts déjà épuisés après trois années d'usage. Un soir de dispute, il lui crèverait un oeil. Il prendrait aussitôt conscience de la gravité de son geste, et il se trancherait le cou avec une petite scie électrique. Sa compagne serait soignée, mais refusant de vivre sans lui elle infecterait sa plaie et périrait de septicémie.