Elle connaissait un couple qui habitait cet immeuble aux balcons en corbeille. Elle aurait pu sonner à tout hasard en leur disant qu'elle était perdue. Elle ne se vexerait pas s'ils refusaient de lui ouvrir, elle les appellerait même le lendemain pour se faire pardonner.
Elle a sonné, on lui a répondu tout de suite. Elle s'est excusée, prête à prendre la fuite au moindre reproche.
– Monte.
On lui a ouvert. Elle les a trouvés en présence de plusieurs amis. La table basse était parsemée de bouteilles. On lui a fait une place sur le canapé. La conversation était bruyante et elle ne comprenait pas la moitié des phrases. On remplissait souvent son verre. À un moment, elle a vu les invités se lever. Avant de s'en aller, ils ont agité leurs mains devant elle comme pour lui dire au revoir. Elle a entendu la porte se refermer et leurs rires d'ivrognes descendre l'escalier.
– Tu veux qu'on t'appelle un taxi?
– Je peux rester?
– Une autre fois?
Elle s'est quand même étendue sur le canapé, elle a écrasé un petit coussin sur son visage pour s'isoler de la lumière. Elle les entendait parler entre eux, parfois ils s'adressaient à elle et lui disaient de partir. Elle avait peur qu'ils essaient de l'évacuer par la force. Mais en définitive ils ont cédé.
– Bonne nuit.
Elle a entendu le cliquetis d'un interrupteur et le bruit d'une porte. Ils avaient quitté la pièce. Elle a regardé autour d'elle, les voyants du téléviseur brillaient dans le noir. Elle aurait aimé s'endormir, mais dès qu'elle fermait les yeux tout s'éclairait en elle, il ne restait plus le moindre recoin d'obscurité dans sa conscience.
Elle s'est levée, elle a regardé par la fenêtre. Elle s'est assise dans un fauteuil, en tâtonnant elle s'est servi plusieurs verres. Elle se demandait s'ils dormaient, ou s'ils étaient en train de se disputer au sujet de sa présence importune.
Elle a cherché leur chambre, elle a collé son oreille contre la porte. Elle a entendu une respiration régulière, presque aussi sonore qu'un ronflement. Elle aurait aimé frapper, entrer, demander des comptes à ces gens qui dormaient, alors qu'elle se trouvait à quelques mètres d'eux, éveillée, seule, et sans la moindre compagnie avec qui échanger des paroles. Elle a donné des petits coups d'index à peine audibles, avant de toquer un peu plus fort.
Puis, elle s'est allongée par terre. Elle avait l'impression de se trouver tout près d'eux, et même de pouvoir les toucher. Elle ne les craignait pas, ils pouvaient l'étouffer ou l'étrangler selon leur désir. Elle accepterait même de partager leur vie, toute la journée humble comme une esclave, et la nuit remisée dans l'armoire de la cuisine comme un ustensile. Le couple finirait par s'en lasser, il irait habiter ailleurs, l'abandonnant dans le logement vide. Au lieu d'appeler à l'aide, elle déciderait qu'elle avait assez de cran pour se suicider. Elle se proposerait un empoisonnement au cyanure, et elle réaliserait son projet avec une détermination admirable.
Elle a de nouveau frappé à la porte. On ne lui a pas répondu, elle est entrée. Les deux corps nus étaient couchés en chien de fusil, leurs vêtements entassés sur une chaise. Les volets étaient ouverts, une lumière fade montant de la rue éclairait la pièce.
Elle s'est assise sur le bord du lit. Elle ne voyait que leur carapace, ils étaient immergés dans un sommeil dont elle ne connaîtrait jamais le fond. Elle s'est penchée sur lui, elle a failli lui mettre un doigt dans la bouche.
La femme avait gardé son maquillage usé qui la recouvrait comme un masque funèbre. Elle a posé doucement sa main sur sa joue, mais elle n'a pas osé lui appliquer une gifle pour la relever d'entre les morts. Elle n'avait pas non plus assez d'audace pour les tirer l'un après l'autre par les pieds ou les arroser d'eau glacée.
Elle est revenue au salon. Elle a regardé l'immeuble d'en face par la fenêtre. Une lucarne était encore éclairée, elle imaginait que quelqu'un allait l'ouvrir, s'extirper par l'ouverture et prendre son vol. Rien ne se produisait, elle s'est repliée au fond de la pièce. Elle a allumé la télévision. Elle ne s'intéressait pas aux gens qui gravitaient dans les fictions, ni à ceux qu'on avait filmés chez eux avec leurs enfants potelés d'être nourris d'abondance. Elle retournait à la fenêtre.
La lucarne était encore éclairée, elle voyait bien que personne n'apparaîtrait jamais. Il valait mieux qu'elle dirige son regard vers la rue où tout pouvait arriver, même un meurtre dont les péripéties la distrairaient jusqu'au matin. Il y aurait même trop de sang à son goût, elle se reposerait les yeux en regardant parfois un nuage qui passerait comme une caravane au-dessus de la rue.
Elle s'est assise dans un fauteuil. La pièce la contenait comme une boîte. S'ils la trouvaient à leur réveil, ils ne se souviendraient plus des circonstances de son arrivée. Elle s'expliquerait, elle les supplierait de pouvoir rester encore un peu, quelques heures, le temps au moins de se remettre de ses émotions.
– Quelles émotions?
Elle essaierait de pleurer, elle secouerait la tête de droite à gauche. Elle leur montrerait une cicatrice ancienne sur le front, à la racine des cheveux. Elle leur dirait qu'elle avait peur, que son propre corps l'effrayait. Elle n'osait plus penser à rien, tant elle redoutait les idées morbides qui l'habitaient. Alors, il n'était pas question qu'elle marche seule dans les rues pour retrouver un appartement sans âme où tout l'obligerait à prendre la décision de se détruire.
Elle avait besoin de la présence d'êtres humains, ou au moins du décor dans lequel se déroulait leur existence, de leurs murs, de leurs meubles tout imbibés d'eux.
Même en leur absence, ils devraient accepter qu'elle reste là. Elle s'assiérait dans un coin, les yeux fermés, ignorant les voix atténuées des voisins et le bruit des objets qu'ils laisseraient tomber sur le plancher. Son angoisse s'assoupirait comme un gosse qui tombe de sommeil. Pendant quelques heures, vivre deviendrait pour elle un plaisir.
Mais le soir ils la mettraient dehors en lui promettant une invitation à dîner pour le mois suivant. Elle marcherait de long en large devant leur immeuble, guettant la moindre de leur apparition aux fenêtres. À minuit, toutes les lumières s'éteindraient. Elle rentrerait se changer à son domicile, elle s'endormirait d'épuisement en travers du lit. Elle se réveillerait le lendemain à onze heures, en plein soleil. Elle se lèverait en sursaut comme si elle était en retard à un travail ou un rendez-vous. Elle sortirait de chez elle et par désœuvrement elle se laisserait aborder. L'homme l'inviterait à déjeuner, il voudrait l'amener chez lui sitôt les desserts ingérés. Elle s'en débarrasserait dans la foule.
Elle rentrerait chez elle deux jours après. Elle se verrait dans la glace. Il y aurait dans son regard comme un corps étranger. La folie la grignoterait en quelques semaines. Elle ne pourrait plus vivre seule, on la transporterait à l'hôpital où on lui donnerait un traitement qui l'apaiserait sa vie durant. Elle mourrait cinquante ans plus tard d'une mort douce dans le jardin fleuri d'un hospice.
Elle refusait de choisir une trajectoire à sa nuit. Elle restait là, elle attendait que quelqu'un vienne la chercher. Elle avait le droit de se laisser emporter, d'ignorer son avenir avec obstination. Elle se levait du fauteuil, elle convenait qu'il ne servirait à rien de s'approcher à nouveau de la fenêtre. Elle n'avait aucune envie de voir encore les voitures et la lucarne de l'immeuble d'en face. Elle regardait dans la pénombre les tableaux accrochés aux murs, elle entendait sonner cinq heures à une église. Elle pensait à la vieille femme du camion caritatif, elle regrettait que les contacts humains soient difficiles.
Elle pensait aux hommes qu'elle avait trop longtemps subis dans ses deux pièces étroites, et aux autres qui comme la vieille s'étaient échappés un moment après leur rencontre. Elle n'aimait pas tous ces départs incrustés en elle, ces êtres qui persistaient à s'enfuir, comme s'ils n'étaient pas partis tout entiers la première fois. Il lui semblait qu'à cet instant même une multitude de gens la quittait, mais elle ne pouvait pas les voir, comme s'ils avaient découpé le souvenir d'eux-mêmes au fond de sa mémoire qui n'était plus qu'une couverture percée de partout et tout juste bonne à faire briller les boules d'escalier.
Elle regrettait tous les instants de sa vie, n'importe quelle minute de son passé lui aurait semblé plus supportable que cette croisée des chemins en plein milieu de la nuit. Elle ne voulait pas s'en aller, et pas rester non plus. Elle aurait pu leur laisser le plaisir de découvrir au matin son cadavre aux veines tailladées avec la pointe d'un tire-bouchon.
Elle aurait dû changer d'humeur, et considérer chaque nouvelle journée comme un cadeau. Elle ressentirait une telle joie de vivre que le travail lui semblerait un bienfait. Elle aurait des relations avec le gérant de son entreprise, elle l'épouserait par peur du lendemain. Dès lors elle vivrait à nouveau dans l'oisiveté, refusant même par paresse de lui faire un enfant. En guise de bébé, ils organiseraient chaque mois une grande réception. Elle vivrait quarante-sept années d'un bonheur transparent comme l'air. Son mari la précéderait de cinq ans, et elle mourrait à son tour.
A la suite d'un cafouillage des journaux locaux, son avis de décès paraîtrait avec deux jours de retard. Ses obsèques ne seraient suivies que par une machine qui tondrait du bout d'un bras articulé l'herbe des bas-côtés. Elle serait balayée en quelques semaines de la mémoire de tous ceux qui l'auraient connue. À la place, les gens se souviendraient de jumeaux accouchés récemment par une nièce, ou d'aliments festifs aperçus au rayon traiteur.
Sa maison serait détruite à la fin de l'année pour édifier un petit immeuble de bureaux. Par hasard une photo d'elle serait injectée dans les fondations où elle demeurerait intacte des milliers d'années durant. Le jour où un archéologue la découvrirait, il serait étonné par ce visage ridé, aux joues bronzées comme un bois ancien. Il l'exposerait avec d'autres découvertes. On la jugerait bizarre avec cette façon de découvrir toutes ses dents, ses yeux enfoncés dans les orbites, ce nez long comme une corne et l'impression qu'elle dégagerait d'appartenir à une autre race, une espèce différente perdue dans le temps, si bien qu'on aurait pu la chasser sans scrupule si on avait disposé de projectiles transperçant les siècles.