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Pas une larme n'a éclaboussé son décès. Au contraire, tout le monde s'est senti plus libre, les gamins se sont mis au judo, et pour mieux railler l'humeur sinistre du défunt elles ont pris des cours de comédie. Le soir, à la table du dîner, toute la famille souriait. On se moquait facilement des gens à l'air saumâtre qu'on avait croisés dans la rue, et on était persuadé que la plupart des amputés et des infirmes avaient depuis toujours désiré leur avatar. On riait d'une parente défigurée par un accident, d'un ami dans le coma, et de toutes ces connaissances dans l'embarras qui n'avaient pas su saisir au bon moment le doigt du bonheur. Malgré tout, en l'espace de cinq ans toute la famille est morte membre après membre. D'abord, sans raison apparente le plus jeune des enfants a tété le tuyau de la gazinière jusqu'au trépas. La joie a continué quand même à régner chez les survivants. Pourtant d'année en année, les gamins se sont donné la mort, qui par pendaison, qui en se jetant du haut d'un arbre lors d'une sortie à la campagne. Elles ont fini par se retrouver seules, elles sont mortes paisiblement après avoir avalé les remèdes que leur avait donnés un ami cardiaque.

Elles s'intéressaient davantage à leurs meubles, à l'impeccabilité des pièces qu'aux êtres qui s'y mouvaient et qui étaient des sources de dégradations possibles. Elles avaient avorté souvent afin d'éviter l'inconvénient des enfants qui souillent et brisent. Elles passaient leurs jours de congé à scruter leur logement, elles étaient heureuses de constater que les parois étaient toujours aussi blanches et si elles apercevaient une poussière sur le sol elles s'astreignaient à deux heures d'aspirateur ininterrompues.

Elles avaient eu des maris, mais elles les trouvaient trop salissants, avec eux le lit n'était jamais irréprochable, la table de la cuisine était marquée de ronds de verres, et quand ils mangeaient une pomme ils laissaient tomber des pépins sur le carrelage. Elles leur reprochaient aussi leur vocabulaire ordurier qui déposait sans doute une indélébile pellicule de crasse dans tout l'appartement. Elles n'aimaient pas non plus la forme de leurs organes génitaux, elles les auraient préférés plus géométriques et plus clairs.

Dès la trentaine elles avaient décidé de se passer d'hommes, l'impeccabilité de leur intérieur remplaçait à leurs yeux relations sexuelles et affection. Elles dormaient seules sur un drap tendu, repassé, vierge, pareil à un hymen démesuré, et leurs rêves étaient aseptisés comme des instruments de chirurgie.

Pourtant, le saphisme les avait tentées. Elles ont eu une expérience avec une locataire de leur immeuble. Avant les ébats, elles l'avaient enivrée, et elles n'ont eu entre les mains qu'une poupée de chiffons qui ne leur a donné aucune jouissance. Après son départ, plusieurs heures de ménage se sont avérées nécessaires pour remettre l'appartement en ordre. Elles se sont juré de ne plus jamais recevoir personne.

En rentrant de leur travail, elles étaient heureuses de contempler un petit carré de placard qu'elles n'avaient pas vu depuis longtemps, ou de compter les veines d'un pied de chaise rustique à la lumière d'une lampe. Souvent, elles se passaient de dîner, afin de ne pas tacher les brûleurs de la cuisinière qu'à la longue l'éponge usait.

Leur appartement était plus propre qu'elles, puisqu'il n'était soumis aux vicissitudes d'aucun organisme, et qu'on pouvait le désinfecter avec des produits qui auraient endommagé le corps humain. N'importe quel objet de leur salon aurait été en droit de les narguer s'il avait été doué d'intelligence. Elles avaient honte d'exister, il leur semblait qu'à travers vêtements et épiderme tout le monde voyait le répugnant trafic auquel se livraient leurs tubes digestifs.

Elles songeaient au suicide, après crémation elles ne seraient plus qu'un peu de cendre stérile. Elles ont rédigé leur testament, elles ont voulu le remettre elles-mêmes êntre les mains d'un notaire. Le temps était doux ce jour-là, et quand il les a introduites dans son bureau elles ont tout de suite remarqué que la fenêtre était grande ouverte sur la rue. Elles lui ont donné leur enveloppe, puis elles ont contourné sa table et elles se sont laissées tomber dans le vide.

Le notaire a été questionné au commissariat durant quatre-vingt-dix minutes. Pour se venger des tracas que leur conduite lui avait occasionnés, il a déchiré leurs dernières volontés. Au lieu d'être purifiés par le feu, leurs corps ont connu le cercueil, le pourrissement, abritant des vers et des insectes dont naguère elles n'auraient jamais supporté la présence, même dans un coin obscur de leur imaginaire.

Le célibataire qui a pris leur suite s'est saigné dans la baignoire au bout d'un mois. Un jeune couple avec un enfant a tenu plus de cinq ans avant de mourir confiné dans les toilettes, usant d'une cartouche de gaz de combat que leur avait procurée un parent militaire.

Une kyrielle de familles se sont succédé. Une année où le ciel était resté uniformément gris d'octobre à mars, les vingt-huit habitants de la maison ont attenté à leurs jours au fur et à mesure. Certains s'en sont sortis indemnes, d'autres avec des séquelles, et plus de la moitié sont morts. L'immeuble a été abattu comme un malfaiteur.

Elles n'étaient pas dans le métro, elles ne quitteraient pas leur domicile avant la fin de la matinée. Elles morigénaient leur fils de quatre ans qui venait de renverser son bol de lait. Elles auraient préféré vivre seules, travailler, discuter avec des collègues pendant les pauses et avoir de longues conversations au moment du déjeuner. Le soir, elles auraient joui du plaisir de ne rien faire ou de lire un peu avant de s'endormir. Le matin elles auraient écouté les nouvelles à la radio en pressant un pamplemousse, en faisant griller le pain de la veille, en mettant la cafetière en marche.

Après le petit-déjeuner, un long bain, une friction, et puis le choix méticuleux des habits de la journée. Des sous-vêtements de couleur vive, ou très pâles, presque blancs. Un chemisier, un pantalon, ou une jupe. Prendre le temps de faire des essayages devant la glace, partir sans se dépêcher, arriver juste à l'heure, et même un peu en avance, le temps d'un papotage avec cette fille que sa coiffure bizarre et son visage comme écrasé à coups de maillet font ressembler à un animal. Puis elles se seraient mises au travail, prêtes à abattre trente années de labeur continu et à supporter vingt-cinq ans de retraite plutôt que de rester chez elles avec cet enfant, et les deux suivants qui naîtraient à la queue leu leu.

Elles se seraient passées de progéniture supplémentaire, comme on saute un repas quand on a l'estomac barbouillé. Mais leur mari les fécondait, elles s'endormaient humides chaque nuit. Elles n'aimaient pas être enceintes, elles auraient voulu mourir pour occire en même temps ce qui gonflait dans leur matrice.

Elles ont accouché d'une fille, puis d'une autre. Elles élevaient leur marmaille sans plaisir, rêvant d'une époque où les maladies l'exterminaient volontiers en bas âge. Un hiver, tandis que tout le monde se trouvait entassé dans la voiture familiale, elles ont été fascinées par les petites routes glissantes, escarpées, qui menaient à la station de ski. Voluptueux comme une caresse interlope, un bon désir de mourir les a saisies. Souriant, leur mari conduisait d'une main molle. Elles se sont emparées du volant et lui ont fait accomplir un quart de tour en direction du précipice. Mari et gamins hurlaient pendant la chute, alors qu'elles riaient comme si cet accident les vengeait de toute une vie de servitude.

Elles avaient peut-être un fils unique déjà adulte. Elles vivaient seules entourées de vieux magazines et de plantes artificielles qui donnaient à leur appartement un air de décor. Depuis six mois elles n'avaient plus de travail. Chaque matin elles se levaient tôt pour essayer d'en retrouver. Mais on les jugeait trop âgées, comme si elles avaient dépassé leur date de péremption. À présent, elles pouvaient s'attendre à mourir un jour, mais aucune autre forme d'espérance ne leur était plus accessible. Pourtant elles persévéraient, descendant l'échelle sociale, n'ayant plus la moindre exigence. Elles ont fait des ménages chez un médecin, mais en définitive on a trouvé leur visage fatigué trop déprimant pour les malades. En sortant de chez lui, elles ont forcé la porte d'un chantier et se sont jetées du haut d'une grue.

Elles avaient peut-être deux filles qui s'étaient mariées il y a longtemps et dont elles ne recevaient jamais de nouvelles. Elles avaient peu de relations, elles aimaient rêvasser en regardant les lignes de leur main.

Aujourd'hui, en rentrant de leur bureau, elles avaleraient une par une les lames de rasoir oubliées sur une étagère par leur mari parti sept ans plus tôt avec une autre. Elles décéderaient.

Elles sont descendues quelques stations plus loin. Elle a essayé de les suivre du regard, mais la foule les a absorbées tout de suite. Elle a trouvé une place assise. À côté d'elle une jeune femme s'est mise à lui parler des problèmes scolaires de son fùs. Elle ne lui a pas répondu, elle a fait semblant de s'intéresser aux câbles qui parcouraient le tunnel et à ses doigts qui lui semblaient plus longs que d'habitude. La femme insistait.

– Il se sauve de l'école.

Elle lui disait qu'il déchirait ses livres, ses cahiers, et qu'il n'avait pas de père pour le secouer. Afin de se soustraire à son bavardage, elle est descendue à la station suivante.

Elle a monté un escalier en béton, puis elle a pris un escalator. Elle a débouché sur une place embouteillée, aux trottoirs étroits comme des sentiers. Tout autour il y avait des boulevards et des avenues coupés par des rues où elle aurait pu se promener en attendant que la journée aille de l'avant et que le soir vienne. Elle aurait observé les têtes, les jambes encombrées de pantalons et de jupes, les monuments, les bâtiments publics, elle se serait même intéressée à quelqu'un de déboussolé qui se croirait dans une autre ville. Elle se serait arrêtée dans un café, elle aurait dit au serveur qu'elle ne voulait pas consommer.

Elle aurait regardé la salle, ses yeux n'auraient rien capté qui la concerne. Elle se serait forcée à éprouver un certain plaisir dans la contemplation des verres alignés et brillants derrière le comptoir, et de la porte des toilettes dont la plaque de cuivre aurait des reflets dorés à la lumière des plafonniers. Elle regarderait aussi le carrelage, mais elle ne parviendrait pas à tirer une distraction de la mosaïque, ni de la poussière.