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Elles auraient voulu les voir chuter, puis elles se seraient préparé une tasse de thé qu'elles auraient bue en regrettant de n'être pas plus heureuses encore, et en se promettant dès le lendemain de faire des exercices intérieurs pour fortifier leur joie de vivre comme le premier muscle venu.

Elles auraient voulu avoir une vue générale de la vie des gens de la ville et du reste du monde. Elles auraient picoré du regard l'intérieur des logements, observant de petits morceaux de l'espèce humaine en train de consommer ses aliments, de s'habiller, ou de dormir. Elles auraient voulu pouvoir piocher au hasard une vie pour la déshabiller du regard et de l'ouïe. Elles seraient avides d'autrui, elles examineraient durant des heures sa manière de poser une fourchette sur la toile cirée, d'embrasser son enfant, ou de se laver les mains avec quelques gouttes de savon nacré. Leur regard s'insinuerait partout, visitant l'intérieur des corps, des cerveaux, visitant en une nuit toutes les têtes d'un immeuble, d'un quartier, et avec un peu d'habitude réussissant en quelques mois à posséder une vision globale des encéphales de l'humanité, avec leurs souvenirs, leurs sommets, leurs abîmes, et tous ces pointillés qui ne menaient nulle part, ces pensées mort-nées qu'ils ne s'étaient jamais souvenus avoir eues, et qui ne servaient à rien. Elles éprouveraient une certaine fierté de cette connaissance acquise rapidement, sans peine, en jouant, et elles échangeraient des sourires interminables sans éprouver le besoin de prononcer un mot ou de se relever un instant pour défroisser leur jupe.

Elles finiraient par s'espionner, par infiltrer mutuellement leurs cerveaux. Elles fouilleraient les zones troubles, celles qui sont le plus mal éclairées par la conscience, et celles qui sont obscures comme des grottes. Elles découvriraient des monstres à l'état de cadavres momifiés par le temps, des espèces de brouillons de rêves, et de petits êtres imaginaires qui gambaderaient librement au fil des synapses. Leurs explorations indiscrètes les dégoûteraient l'une de l'autre, elles se dévisageraient des jours entiers sans échanger une parole. Puis elles n'entreraient plus en contact qu'une fois par semaine pour se montrer brièvement leurs mains fraîchement manucurées, leur peau exfoliée le matin même, ou des radis prêts à être croqués installés en rond dans une assiette. Elles finiraient par trouver de nouveaux interlocuteurs, mais elles s'en lasseraient. Elles préféreraient s'allonger sur leur canapé, avaler de multiples collations dans la solitude de leur cuisine, ou même faire quelques pas dehors sans autre motif que de promener l'ennui qu'elles sentiraient monter en elles dès le matin.

Elles auraient pu mourir face à face, se regardant fléchir peu à peu, avant de plonger chacune dans son agonie. Mais en réalité leurs morts seraient distantes de plusieurs années. L'une ferait une chute aux conséquences fatales, l'autre devenue presque aveugle se tromperait dans la posologie d'un médicament qui l'emporterait. L'espace mouvant, théorique, qu'elles auraient occupé tout au cours de leur vie, serait rendu à l'humanité qui y mettrait sans doure des êtres nouveaux, pleins d'enthousiasme, qui en feraient un usage différent, mais presque semblable puisque leur parcours aurait malgré tout un commencement et une fin. Ils vivraient dans des pays frontaliers, par hasard il leur arriverait un jour de voyager dans le même avion, mais assis sur des sièges éloignés, et de toute manière ils n'auraient rien à se dire. L'un mourrait à soixante-sept ans, l'autre à quatre-vingt-dix. Chacun aurait une famille pour le pleurer, s'en souvenir, et goutte à goutte l'oublier.

À la fin de l'année, un peu de neige est tombée, en février il a fait exceptionnellement doux et beau. Elle ne payait pas son loyer depuis près d'un an, elle a été expulsée. Elle n'avait plus rien, sa mère lui a proposé de l'héberger. Les deux femmes ont vécu ensemble quelques jours, puis elles se sont séparées pour incompatibilité d'humeur. Elle s'est invitée par surprise chez une amie, elle a dormi une nuit dans l'entrée de son petit logement. Elle a dû repartir au matin avec une tartine arrosée d'un café de la veille dans l'estomac. Elle s'est souvenue d'un homme qui avait été amoureux d'elle l'an passé, elle l'a appelé le soir à son domicile. Il n'a même pas voulu l'accepter dans son lit jusqu'au lendemain.

Elle a cherché un travail quelques heures durant, puis un homme lui a adressé la parole alors qu'elle faisait semblant de regarder des robes dans une vitrine. Elle est montée dans sa voiture, elle s'est dit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de faire sa vie avec lui. Son appartement était vaste et vieillot, avec une grande terrasse donnant sur un terrain encaissé de murs. Une semaine après leur rencontre, elle lui a demandé l'autorisation de jeter ses meubles dont le bois sombre et piqué l'attristait.

Elle n'a gardé qu'une table, quelques chaises cannées et un fauteuil à oreilles. Un soir, elle lui a dit tu ne veux pas que je repeigne les murs et que je loue une machine pour raboter les parquets. Elle s'est mise au travail le lendemain, mais deux jours plus tard elle en a eu assez et l'appartement est resté en l'état jusqu'à ce qu'ils déménagent l'année suivante. Elle n'était pas heureuse, elle n'aimait pas sa vie. Elle aurait voulu habiter seule, passer des soirées en tête à tête avec personne, rien, au lieu de le subir dans son orbe.

Elle voulait partir, ce type en face d'elle était un précipice. Elle refusait de se laisser tomber, de chuter sa vie entière et de finir par éclater au fond comme sur n'importe quelle bordure de trottoir. Elle restait pourtant avec lui, elle sentait passer les années, douleurs profondes et lentes. Les mois étaient encore plus poussifs, et elle voyait les secondes se former l'une après l'autre devant ses yeux avec une exaspérante apathie.

Par instinct, elle lui dérobait de l'argent qu'elle amassait dans une trousse de toilette. Il lui disait si tu veux t'occuper, retourne à la faculté. Elle préférait prendre un amant dans la rue. Elle n'était déjà plus aussi jeune qu'au moment où il l'avait connue, mais elle avait encore assez de fraîcheur pour plaire. Elle aurait voulu des hommes aux yeux brillants, et pouvoir choisir le grain de leur peau parmi des échantillons soyeux ou velus comme de la fourrure. Elle se contentait de modèles médiocres, elle redoutait les défaillants et ceux qui cherchaient à l'écraser de coïts innombrables.

Elle s'en revenait lasse, grincheuse, et quand il lui demandait si elle avait passé un bon après-midi elle s'enfonçait le nez dans un mouchoir. Ils mangeaient en silence, elle refusait de regarder la télévision. Elle se couchait pendant qu'il s'abîmait dans la contemplation d'un film dont la musique et les cris l'empêchaient de dormir. Elle était contrainte de penser, de méditer sur son existence qui devenait chaque jour un instrument de torture de plus en plus précis et efficace. Elle se disait je ne suis pas folle, mais je vis depuis si longtemps dans le cerveau d'une folle. Elle criait, et quand il accourait, elle lui disait qu'elle avait ressenti une douleur vive dans le dos. Elle n'avait pas besoin d'un médecin, elle n'avait pas besoin de lui, et elle enfouissait la tête sous l'oreiller comme pour le faire disparaître d'un tour de magie. Quand il la rejoignait dans le lit, elle le repoussait.

Elle ne supportait plus qu'il l'approche, elle maintenait entre eux un espace. Chaque nuit elle essayait de l'éloigner davantage, comme si elle redoutait qu'il l'éclabousse avec sa trompe comme un éléphant dans un marigot. Elle détestait même de le voir nu par hasard entre deux portes, avec ce corps humain ridicule comme un prototype dessiné par un inventeur qui aurait oublié un morceau de câble à l'extérieur. Elle ne voulait pas qu'il la touche, même par accident avec le coude ou la manche de son peignoir de bain.

Elle le quittait pendant trois jours. Il la guettait en vain sur le balcon, il mettait plusieurs manteaux l'un sur l'autre quand il avait trop froid. À la fin, il se disait qu'elle ne reviendrait plus. Mais elle ne savait pas où aller, ses anciennes connaissances n'étaient plus joignables, il lui semblait que son carnet d'adresses avait fondu. Elle voyait des films, elle buvait des verres dans des bars, on lui adressait parfois la parole, elle se laissait emporter dans des chambres. Elle finissait par revenir, elle enlevait sa robe, ses chaussures, elle se couchait. Il l'écoutait dormir ébaubi.

Au matin, elle le voyait avec son visage déployé dans la lumière du soleil en train de lui verser du café dans une tasse. Elle le haïssait au point de rêver que la cafetière grimpe dans les airs, fasse sauter son couvercle et bascule au-dessus de sa tête pour l'ébouillanter. Elle lui aurait dit cherche un médecin dans l'annuaire, je dois prendre ma douche tout de suite, tu m'as salie cette nuit en respirant si près de moi dans mon dos. Elle s'enfermerait dans la salle de bains, le désir de se suicider la picoterait comme un moustique.

Le soir, elle lui faussait à nouveau compagnie, elle tournait en taxi dans la ville, elle se faisait déposer sur une avenue. Les hommes qui l'abordaient lui semblaient moins esthétiques et plus vieux qu'avant. Elle leur cédait, mais souvent ils l'entraînaient vers des accouplements ennuyeux, ou irritants comme s'ils avaient été lubrifiés avec de la limaille.

Elle s'incrustait ici et là. On lui demandait de passer l'aspirateur, on l'envoyait faire des courses et en rentrant elle essayait de cuisiner avec un sachet de soupe déshydratée. On s'en lassait, elle marchait dans la rue l'espace d'une matinée, puis elle rentrait. Il était à son travail, elle pouvait méditer dans les pièces vides. Elle essayait de s'étrangler elle-même avec ses doigts, elle regardait les traces rouges dans un miroir où elle constatait qu'au fur et à mesure que les années passaient elle s'avérait de plus en plus incapable de rajeunir. Elle s'asseyait dans un fauteuil, elle regardait le petit lustre, elle se disait je serai heureuse demain.