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Quand il rentrait, elle n'évitait pas de l'embrasser sur la joue et elle se plaignait de névralgies. Il était content de la revoir, il l'emmenait dîner dans un restaurant où elle picorait les plats comme une perruche. Au moment du café, elle était saoule et il la portait jusqu'à la voiture. En arrivant, il aurait aimé profiter de son ébriété pour dénuder sa vulve et lui dérober un rapport. Il l'allongeait sur le lit, il la déshabillait. Puis il avançait son sexe avec lenteur, mais aussitôt elle hurlait et elle allait se réfugier dans un coin de la chambre. Elle pleurait, elle lui disait qu'à part lui elle avait envie de tous les hommes et qu'il était le seul à la violer dès qu'il posait la main sur elle.

Il éteignait la lumière, il se couchait. Elle passait la nuit au salon, elle regardait par la fenêtre le grand mur d'en face. Elle n'arrivait pas à s'imaginer sous forme d'insecte grimpant entre les pierres humides, elle ne se voyait pas non plus dans les airs comme du vent. D'autres qu'elle auraient disparu depuis longtemps, sa survie lui semblait louche, elle se laisserait mûrir jusqu'au pourrissement. Elle ne sautait pas du train quand on jetait de nouvelles rides dans son wagon, on l'évacuerait avec les autres dans la décharge.

Il aurait dû la disséquer vivante afin de mettre au jour ce secret qui la constituait et que sinon elle ignorerait à jamais. Il aurait dû la restituer enfin à la vie, la remonter du fond de l'étang comme une noyée, une statue engloutie depuis des siècles qu'il suffit de nettoyer avec un jet d'eau pour lui rendre l'éclat de son marbre blanc. Il avait ce pouvoir, et il se contentait d'essayer de se coller à elle pour la butiner comme si elle était une espèce de fleur entre deux âges.

Elle ne se souvenait même plus où elle l'avait rencontré, et combien d'années avaient passé depuis. Elle aurait voulu qu'il sorte de lui-même comme d'un tube et qu'il s'évacue par le trou du lavabo. Elle aurait voulu que la vie avec lui se poursuive à l'infini, mais sans lui. Sans ce grain de sable à visage, à corpulence, à neurones, qui enrayait la belle mécanique de leur vie.

Elle aurait tant aimé leur couple à condition qu'il n'en fasse plus partie, elle ne l'aurait même pas remplacé, elle se serait contentée du plaisir du grand lit froid et du repas debout devant la porte du frigo entrouvert. De toute façon, il fallait qu'il s'efface, ou du moins qu'il perde de son volume intérieur, qu'il ne soit plus qu'un cerveau minuscule comme un fruit sauvage, une framboise, une fraise des bois, ou une baie pareille à une tête d'épingle que le promeneur serait bien incapable de distinguer à l'oeil nu.

Elle perdait toute notion de lui. Il avait beau être là, il vivait au loin avec son corps silhouetté comme une sculpture en fil de fer. Il remuait des objets, il s'asseyait, il allait d'un point à l'autre du décor. Elle voyait bien qu'il ne pensait qu'à lui, que son égoïsme inondait la pièce jusqu'au plafond. Elle aurait voulu lui faire mal, lui infliger une vraie blessure afin qu'il prenne conscience que d'autres entités avaient un certain degré d'existence dans l'univers.

Elle restait parfois des mois entiers à ses côtés sans faire la moindre fugue. Elle poussait un petit cri quand il essayait de l'embrasser, il n'insistait pas. S'il la trouvait superflue dans son existence il n'avait qu'à la congédier. Ils n'étaient pas ensemble pour se faire plaisir, ni pour chasser la solitude avec un balai comme des moutons accumulés sous un lit.

Il avait acheté des livres de cuisine, il préparait des plats élaborés en rentrant de son travail. Elle refusait d'y goûter, préférant se coucher à jeun, même si la faim l'empêchait de s'endormir une partie de la nuit.

A trois heures du matin, elle le réveillait pour lui faire des reproches touchant un passé qu'ils n'avaient jamais vécu ensemble et que selon toute probabilité elle n'avait vécu avec personne. Il aurait voulu qu'ils aillent prendre un verre pour en discuter. Elle lui jetait un oreiller à la tête, et elle avalait plusieurs comprimés afin qu'il perde sa consistance d'image nette, avec ce son insupportable, régulier, chargé de phrases répétitives comme des bruits d'eau. Peu à peu sa présence perdait de sa prétention, de son insolence, elle n'avait qu'à fermer les yeux pour que même ses oreilles se bouchent.

Elle aurait voulu l'aimer, mais il lui rappelait trop l'existence, la vie, l'obligation de respirer et de se mordre la langue pour ne pas hurler. Il était gai, mais pas assez pour lui communiquer sa joie. Sa gaieté n'était peut-être qu'une forme de désespoir, son sourire l'orifice éclatant de sa neurasthénie.

Elle n'arrivait plus à s'imposer nulle part. Elle se permettait encore des escapades, mais elles étaient de plus en plus humiliantes, avec quelquefois des mises à la porte et des rhabillages dans l'escalier. Alors elle restait avec lui, sans même ressentir le plaisir qu'on éprouve à enfiler un vieux pull quand il fait froid.

Elle n'avait pas plus de considération pour ce type que pour elle-même. Son propre corps la dégoûtait, pochu à la poitrine, pileux à l'estuaire des cuisses, avec de la viande au bas du dos et une colonne vertébrale comme une arête de poisson. Et cette pensée derrière la langue, les dents, le palais, toute cette pensée embusquée qui réfléchissait jour et nuit au meilleur moyen de faire un peu de tourisme hors de la vie.

Il y avait des périodes où il ne la dérangeait pas du tout, elle lui parlait, elle lui coupait un morceau de pain, elle lui disait bonjour le matin. Il faisait partie de son environnement domestique, comme une tache insignifiante sur le bord de l'évier qu'elle aurait pu éliminer avec un peu d'eau tiède. Il n'existait pas tout à fait, elle pouvait l'ignorer, même en cas de pénétration intempestive. Elle ne sentait pas son poids et il avait juste l'odeur métallique de sa gourmette. Quand il avait fini, elle se retournait, s'endormait. Le lendemain en prenant sa douche elle se disait que rien n'avait eu lieu, qu'il l'avait à peine touchée, maculée, submergée. Le soir elle l'accablait de reproches, elle pleurait afin de lui signifier son humiliation de femme violentée. Il lui souriait avec douceur.

Elle n'osait pas lui demander de lui louer une chambre dans une ville lointaine. Pour vivre elle aurait l'argent accumulé dans la trousse de toilette, mais il pourrait quand même lui verser une pension chaque mois. Elle monterait une société, une boutique, un restaurant. Il n'aurait pas le droit de venir la voir, mais il saurait qu'elle existait quelque part, que d'autres l'approchaient à volonté, lui adressant la parole et lui touchant la main pour prendre congé.

Il aurait sûrement refusé, alors elle lui reprochait cette vie confinée, sans relations, sans même un cousin en visite de temps en temps. Elle aurait voulu être invitée chaque soir, rentrer au matin en hurlant pour manifester sa joie de vivre, son allégresse d'avoir dignement fêté l'existence. Elle voulait enfin voir le jour depuis toutes ces années où ils vivaient enroulés l'un à l'autre comme des larves au fond d'un œuf. Il ouvrait la fenêtre, il lui disait une phrase qu'elle ne prenait pas la peine de décrypter.

Ils n'éprouvaient l'un pour l'autre aucun sentiment humain. Ils ressemblaient plutôt à ces chiens qui partagent la même gamelle et qu'on fait dormir sur le même paillasson. Ils connaissaient leur odeur, ils jouaient parfois ensemble mais on ne pouvait pas parler d'amitié, tout au plus d'une sorte de camaraderie entre animaux de sexe opposé. Ils se disputaient en aboyant une balle imaginaire qui roulait dans l'appartement, et quand ils s'immobilisaient ils regardaient fixement les images du téléviseur dont ils ne comprenaient pas la signification, mais qui les calmaient comme une caresse ou un coup de fouet. Puis ils grimpaient sur un fauteuil, ils voyaient la pièce d'un peu plus haut. Dans leur encéphale ils se demandaient peut-être si les meubles avaient poussé sur le sol comme des citrouilles.

Elle était dégoûtée qu'ils mènent ensemble une vie quotidienne, il lui semblait cohabiter dans le même organisme cahotant, avalant, expulsant, voyant tout à travers la même vitre rendue un peu floue par les humeurs et la salive qu'ils auraient voulu se cracher au visage.

Elle trouvait répugnant ce corps partagé, aux ordres de leurs cerveaux aux cellules entremêlées. Elle aurait tant aimé posséder une petite machine humaine qui lui appartienne, elle en avait assez de ce lourd camion qu'ils formaient depuis si longtemps et qui ne pouvait même plus passer les portes. Ils n'étaient même pas un véhicule, ils avaient la fixité monolithique des vieux immeubles qui s'effritent sans même connaître la joie de s'écrouler d'un seul coup.

Elle acceptait certains jours qu'il lui prenne la main. Il lui parlait d'un projet d'achat, des chaussures, une montre, et même un chien si elle était d'accord.

Elle est allée faire du thé à la cuisine, elle lui a proposé de venir en boire une tasse. Il avait vu dans une vitrine un grand tapis bleu qui transformerait tout à fait la physionomie du salon, et puis ils pourraient déménager une nouvelle fois afin de se rapprocher du centre, de l'animation nocturne, comme pour s'immerger vraiment dans la ville.

Il lui disait que sans le savoir, sans en avoir aucune idée, ils s'aimaient. Ils pouvaient sourire, s'embrasser, ils ne devaient pas avoir honte de leur attachement. Elle vidait la théière tasse après tasse, elle se demandait s'il avait toutes ses facultés mentales. Il voulait une habitation au ras des réverbères, où il ne fasse jamais nuit. Il en avait assez de vivre ici où chaque pièce les insultait dès qu'ils mettaient le pied dedans. Elle ne comprenait pas ce qu'il racontait, elle avait l'impression qu'il essayait de l'imiter quand elle se mettait en colère. Elle recommençait à faire du thé, puis elle lui demandait d'aller se coucher ou de faire un tour le temps qu'il s'amenuise dans sa conscience et qu'elle l'oublie. Il était ahuri, il touchait un verre, il ouvrait les portes des placards, il lui disait tu veux un gâteau sec, un carré de chocolat, je pourrais ouvrir une boîte d'ananas. Il lui proposait de dîner ici, il allait faire frire des œufs et griller du pain de mie.

Elle lui demandait de l'examiner, de chercher sur son visage, son corps, elle se sentait si mal, la mort était comique à côté de l'état désastreux où elle se trouvait. Il souriait pour la rassurer, et comme elle était furieuse il lui proposait d'appeler un médecin. Elle lui demandait à nouveau de disparaître, dans les toilettes, à la cave, dans un trou, une anfractuosité où nichent les insectes. Il essayait de lui passer la main dans les cheveux, elle reculait contre le lave-vaisselle. Elle allait s'enfermer dans la chambre, elle pleurait, elle regrettait de l'avoir rencontré un jour et auparavant d'avoir connu cette file d'individus qui l'avaient pénétrée, et qu'elle traînait dans son dos telle une chaîne aux maillons prétentieux et stupides comme des glands.