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Malgré ses soixante ans, le joyeux invalide Sur sa jambe de bois est encore solide. Quand il touche l’argent de sa croix, un beau soir, Il s’en va, son repas serré dans un mouchoir, Et, vers le Champ de Mars, entraîne à la barrière, Un conscrit, le bonnet de police en arrière; Et là, plein d’abandon, vers le pousse-café, Son bâton à la main, le bonhomme échauffé Conte au jeune soldat et lui rend saisissable La bataille d’Isly qu’il trace sur le sable.

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De même que Rousseau jadis fondait en pleurs À ces seuls mots: «Voilà de la pervenche en fleurs,» Je sais tout le plaisir qu’un souvenir peut faire. Un rien, l’heure qu’il est, l’état de l’atmosphère, Un battement de cœur, un parfum retrouvé, Me rendent un bonheur autrefois éprouvé. C’est fugitif, pourtant la minute est exquise. Et c’est pourquoi je suis très heureux à ma guise Lorsque, dans le quartier que je sais, je puis voir Un calme ciel d’octobre, à cinq heures du soir.

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Le printemps est charmant dans le Jardin des Plantes. Les cris des animaux, les odeurs violentes Des arbres et des fleurs exotiques dans l’air, Cette création, sous un ciel pur et clair, Tout cela fait penser au paradis terrestre; Et tout en écoutant, sous un sapin alpestre, Le grondement profond des lions en courroux, On regarde, devant les naïfs tourlourous, Tendant la trompe, avec ses airs de gros espiègle, L’éléphant engloutir les nombreux pains de seigle.

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En plein soleil, le long du chemin de halage, Quatre percherons blancs, vigoureux attelage, Tirent péniblement, en butant du sabot, Le lourd bateau qui fend l’onde de l’étambot; Près d’eux, un charretier marche dans la poussière. La main au gouvernail, sur le pont, à l’arrière, N’écoutant pas claquer le brutal fouet de cuir, Et regardant la rive et les nuages fuir, Fume le marinier, sans se fouler la rate. – «Le peuple et le tyran!» me dit un démocrate.

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Près du rail, où souvent passe comme un éclair Le convoi furieux et son cheval de fer, Tranquille, l’aiguilleur vit dans sa maisonnette. Par la fenêtre, on voit l’intérieur honnête, Tel que le voyageur fiévreux doit l’envier. C’est la femme parfois qui se tient au levier, Portant sur un seul bras son enfant qui l’embrasse. Jetant un sifflement atroce, le train passe Devant l’humble logis qui tressaille au fracas. Et le petit enfant ne se dérange pas.

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L’allée est droite et longue, et sur le ciel d’hiver Se dressent hardiment les grands arbres de fer, Vieux ormes dépouillés dont le sommet se touche. Tout au bout, le soleil, large et rouge, se couche. À l’horizon il va plonger dans un moment. Pas un oiseau. Parfois un léger craquement Dans les taillis déserts de la forêt muette; Et là-bas, cheminant, la noire silhouette, Sur le globe empourpré qui fond comme un lingot, D’une vieille à bâton, ployant sous son fagot.

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Hier, sur la grand’route où j’ai passé près d’eux, Les jeunes sourds-muets s’en allaient deux par deux, Sérieux, se montrant leurs mains toujours actives. Un instant j’observai leurs mines attentives Et j’écoutai le bruit que faisaient leurs souliers. Je restai seul. La brise en haut des peupliers Murmurait doucement un long frisson de fête; Chaque buisson jetait un trille de fauvette, Et les grillons joyeux chantaient dans les bleuets. Je penserai souvent aux pauvres sourds-muets.

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Comme le champ de foire est désert, la baraque N’est pas ouverte, et sur son perchoir, le macaque Cligne ses yeux méchants et grignote une noix Entre la grosse caisse et le chapeau chinois ; Et deux bons paysans sont là, bouche béante, Devant la toile peinte où l’on voit la géante, Telle qu’elle a paru jadis devant les cours, Soulevant décemment ses jupons un peu courts Pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elle triche, Et montrant son mollet à l’empereur d’Autriche.

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J’écris ces vers, ainsi qu’on fait des cigarettes, Pour moi, pour le plaisir; et ce sont des fleurettes Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir; Car cette impression qui m’a fait tressaillir, Ce tableau d’un instant rencontré sur ma route, Ont-ils un charme enfin pour celui qui m’écoute? Je ne le connais pas. Pour se plaire à ceci, Est-il comme moi-même un rêveur endurci? Ne peut-il se fâcher qu’on lui prête ce rôle? – Fi donc! lecteur, tu lis par-dessus mon épaule.

II

Mon père

Tenez, lecteur! – souvent, tout seul, je me promène Au lieu qui fut jadis la barrière du Maine. C’est laid, surtout depuis le siège de Paris. On a planté d’affreux arbustes rabougris Sur ces longs boulevards où naguère des ormes De deux cents ans croisaient leurs ramures énormes. Le mur d’octroi n’est plus; le quartier se bâtit. Mais c’est là que jadis, quand j’étais tout petit, Mon père me menait, enfant faible et malade, Par les couchants d’été faire une promenade. C’est sur ces boulevards déserts, c’est dans ce lieu Que cet homme de bien, pur, simple et craignant Dieu, Qui fut bon comme un saint, naïf comme un poète, Et qui, bien que très pauvre, eut toujours l’âme en fête, Au fond d’un bureau sombre après avoir passé Tout le jour, se croyant assez récompensé Par la douce chaleur qu’au cœur nous communique La main d’un dernier-né, la main d’un fils unique, C’est là qu’il me menait. Tous deux nous allions voir Les longs troupeaux de bœufs marchant vers l’abattoir, Et quand mes petits pieds étaient assez solides, Nous poussions quelquefois jusques aux Invalides, Où, mêlés aux badauds descendus des faubourgs, Nous suivions la retraite et les petits tambours. Et puis enfin, à l’heure où la lune se lève, Nous prenions pour rentrer la route la plus brève; On montait au cinquième étage, lentement; Et j’embrassais alors mes trois sœurs et maman, Assises et cousant auprès d’une bougie. – Eh bien, quand m’abandonne un instant l’énergie, Quand m’accable par trop le spleen décourageant, Je retourne, tout seul, à l’heure du couchant, Dans ce quartier paisible où me menait mon père; Et du cher souvenir toujours le charme opère. Je songe à ce qu’il fit, cet homme de devoir, Ce pauvre fier et pur, à ce qu’il dut avoir De résignation patiente et chrétienne Pour gagner notre pain, tâche quotidienne, Et se priver de tout, sans se plaindre jamais. – Au chagrin qui me frappe alors je me soumets, Et je sens remonter à mes lèvres surprises Les prières qu’il m’a dans mon enfance apprises.