— Je ne pense pas que vous puissiez. » Luke dégonfla la bulle, défit un côté pour Nick, puis le refixa quand il fut installé. La bulle commença à se remplir, lentement. « Il vaut mieux garder nos scaphandres, dit Luke. Nous ne pourrons peut-être pas respirer là-dedans avant une heure.
— Alors, dégonflez-la. Il faut que nous allions prendre des provisions dans l’astronef. »
Deux heures s’écoulèrent avant qu’ils pussent relever la bulle et se mettre en route vers la porte placée dans l’anneau mural.
Les sombres escarpements de grès qui encadraient l’ouverture étaient à arêtes vives très nettes ; de toute évidence, on les avait fait sauter à la dynamite, et la porte était aussi artificielle que le sentier vitrifié qui menait de la coupole au mur Nick s’était confortablement installé dans l’un des sièges, les pieds sur l’autre, les yeux fixés sur l’écran du radar de profondeur.
« Il semble que la profondeur soit suffisante maintenant, dit-il.
— Alors, je mets les gaz », dit Luke.
Les ventilateurs tournèrent ; l’arrière s’enfonça, puis se redressa. Ils glissèrent sur la poussière à une vitesse de dix nœuds en laissant derrière eux deux sillons arrondis, peu profonds, réguliers.
L’écran du radar de profondeur enregistrait la densité en trois dimensions. Il montra un fond uni, des ondulations régulières des millions d’années avaient supprimé toutes les arêtes et autres saillies. Il y avait peu d’activité volcanique sur Mars.
Le désert était d’une platitude absolue. Des rochers brun foncé et arrondis émergeaient parfois comme des incongruités daliesques. Des cratères semblaient posés sur la poussière comme des cendriers de terre cuite mal façonnés. Certains n’avaient que quelques centimètres de diamètre. D’autres étaient si grands qu’on pouvait les voir d’une orbite. L’horizon était droit, effilé comme un rasoir, jaune en bas, rouge sang au-dessus. Nick tourna la tête pour mieux observer leur cratère s’éloigner.
Ses yeux s’écarquillèrent, puis il loucha. Quelque chose ?
« Bon Dieu ! Freinez ! cria-t-il. Demi-tour ! Virez à fond sur la gauche !
— Pour revenir au cratère ?
— Oui ! »
Luke coupa un moteur. Le canot tourna son avant vers la gauche, mais continua à glisser en crabe à travers la poussière. Puis le ventilateur de droite crocha, et le canot exécuta son demi-tour.
« Je le vois », dit Luke.
À cette distance, c’était à peine plus qu’un point, mais il se détachait nettement sur la calme mer monochrome qui l’entourait. Et il se déplaçait. Il avançait par secousses, il s’arrêtait pour se reposer, il repartait en roulant sur le côté. Il se trouvait à plusieurs centaines de mètres du mur du cratère.
Ses formes se précisèrent quand ils se rapprochèrent. Il était cylindrique comme une chenille raccourcie, et translucide ; et mou, car ils le virent se plier en se déplaçant. Il cherchait à gagner l’ouverture du mur en anneau.
Luke réduisit les gaz. Le canot ralentit, s’enfonça dans la poussière. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur et s’arrêtèrent, Luke remarqua que Nick s’était armé d’un pistolet signaleur.
« C’est lui », dit Nick avec une sorte de crainte respectueuse dans la voix. Il se pencha par-dessus bord, le doigt sur la détente.
La chenille était un sac transparent et gonflé. À l’intérieur, il y avait quelque chose qui se mouvait par culbutes successives, lentement, péniblement, et qui essayait de se rapprocher du canot. Quelque chose d’aussi « extra-terrestre » que tout ce que l’on avait pu créer dans le genre du temps de la télévision sans relief.
Quelque chose de vaguement humain, aussi, dans la mesure où l’on peut dire qu’un bonhomme fait avec des bâtons ressemble à un être humain. Il n’était que bosses et protubérances. Les coudes, les genoux, les épaules, les pommettes faisaient saillie comme des billes, des pamplemousses ou des boules de bowling. La tête chauve enflée évoquait irrésistiblement celle d’un hydrocéphale.
Il interrompit ses culbutes quand il heurta le canot.
« Il a l’air plutôt inoffensif, murmura Nick d’un air sceptique.
— Eh bien, adieu encore à notre air. » Luke dégonfla la bulle. Les deux hommes passèrent leurs bras par-dessus bord, ramassèrent le sac pressurisé et le déposèrent au fond du canot. L’expression de l’étranger ne changea pas, sans doute ne le pouvait-elle pas. Ce visage paraissait dur. Mais l’inconnu accomplit une chose étrange. Avec le pouce et l’index d’une main qui ressemblait à un chapelet d’une vingtaine de noix noires, il dessina un cercle.
« C’est Brennan qui a dû lui apprendre cela, dit Nick.
— Regardez les os, Nick. Ils correspondent à un squelette humain.
— Ses bras sont trop longs pour êtres humains. Et son dos est plus voûté.
— Oui. En tout cas, nous ne pouvons pas le ramener au vaisseau, ni lui parler dans les conditions où il se trouve maintenant. Il nous faut attendre ici tandis que la bulle se gonfle. »
« Il semble que nous passions tout notre temps à attendre », déclara Luke.
Nick inclina la tête. Ses doigts tambourinaient sur le dossier d’un siège. Depuis vingt minutes, le petit convertisseur du canot s’efforçait de gonfler la bulle en utilisant et en modifiant le mélange toxique de l’extérieur.
Mais l’étranger n’avait pas bougé. Luke l’observait. L’intrus gisait dans son sac gonflé au fond du canot et attendait lui aussi. Ses yeux humains ne les quittaient pas ; de l’intérieur de deux cavités bordées de rides dures comme du cuir, ils restaient posés sur eux. Ainsi, avec une patience égale, un mort pourrait attendre le jour du Jugement.
« Au moins l’avons-nous pris au dépourvu, dit Nick. Il ne nous kidnappera pas.
— Ce doit être un fou, je pense.
— Fou ? Ses mobiles peuvent être un peu étranges…
— Réfléchissez. Il est venu s’échouer dans le système à bord d’un vaisseau tout juste suffisant pour le mener ici. Son réservoir d’air était pratiquement épuisé. On n’a trouvé nulle part à bord trace de dispositifs de sécurité. Autant que nous sachions, il n’a fait aucune tentative pour établir un contact avec qui que ce soit. Il a tué ou kidnappé Brennan. Puis il a abandonné son propulseur interstellaire et s’est enfui vers Mars, vraisemblablement afin de s’y cacher. Maintenant, il a abandonné son véhicule de rentrée, ainsi que ce qui reste de Brennan ; il a roulé à travers le désert martien dans un sac étanche afin d’arriver au premier site où un vaisseau d’exploration se poserait ! C’est un maboul. Il s’est échappé d’un asile psychiatrique interstellaire.
— Vous en parlez toujours comme s’il s’agissait d’un être humain. Pensez-y comme à un extra-terrestre et vous serez prêt à accepter qu’il agisse bizarrement.
— Encore deux minutes et nous pourrons… »
L’étranger bougea. Sa main fendit du haut en bas toute la longueur de son sac. Aussitôt Nick leva le pistolet signaleur. Aussitôt… mais l’étranger passa la main par la fente du sac et le lui arracha avant que Nick pût réagir. Il ne manifesta aucune hâte. Il plaça l’arme à l’arrière du canot et se redressa.
Il parla. Sa voix retentissait de cliquetis, de crépitements, de bruissements bizarres. Le bec plat et dur devait le gêner. Mais son langage était compréhensible.
Il dit : « Conduisez-moi à votre chef. »
Nick se ressaisit le premier. Il carra ses épaules, s’éclaircit la gorge et répondit : « Cela exige un voyage de plusieurs jours. En attendant, nous vous souhaitons la bienvenue dans l’espace des hommes.