Sans doute tuerait-il Phssthpok pour conserver le secret ? Aucune importance.
La rêverie de Phssthpok était cependant traversée d’un certain malaise. Le prisonnier, en effet, n’évoluait pas correctement. Ses ongles se développaient de travers. Sa tête n’avait certainement pas la bonne forme. Ce bombement frontal… Et son bec, aussi plat que sa face l’avait été ! Son dos n’était pas voûté, il avait de mauvaises jambes, des bras trop courts. Son espèce avait disposé de beaucoup trop de temps pour muter.
Mais il avait réagi normalement aux racines.
L’avenir était incertain… sauf pour Phssthpok. Que le prisonnier apprenne, s’il le pouvait, ce qu’il avait besoin de savoir. Et qu’il poursuive l’œuvre, s’il le pouvait. Viendrait alors un jour où la Terre serait un deuxième monde Pak. Phssthpok aurait fait de son mieux. Il enseignerait, puis il mourrait.
Brennan s’agita. Il déroula son corps en boule, s’étira et ouvrit les yeux. Sans ciller, il regarda Phssthpok, fixement comme s’il lisait dans l’esprit du protecteur. Tous les nouveaux protecteurs agissaient de la sorte : ils s’orientaient à travers des souvenirs qu’ils ne faisaient que commencer à comprendre.
« Je me demande si je réussirai à vous faire mesurer la rapidité des événements », dit le monstre-Brennan. Il dévisagea ses deux interlocuteurs dont l’un était deux fois plus vieux que l’autre mais qui avaient tous deux passé l’âge de transition, et il s’étonna qu’ils fussent ses juges.
« En deux jours, nous avons appris la langue l’un de l’autre. La sienne est beaucoup plus concise que la mienne et convient mieux à ma bouche ; c’est donc elle que nous avons utilisée pour communiquer. Il m’a conté l’histoire de sa vie. Nous avons parlé des Martiens en cherchant la méthode la plus efficace pour les exterminer…
— Hein ?
— Pour les exterminer, Garner. Comment ! N’avaient-ils pas déjà tué treize hommes ? Nous avons discuté pratiquement sans arrêt. Phssthpok était le plus disert. Et nous avons travaillé : de la callisthénie pour me donner des forces, des nageoires pour le scaphandre de Phssthpok afin qu’il pût nager dans la poussière, des trucs pour extraire du système de survie chaque atome d’air et d’eau pour les emporter à la base. Je n’ai jamais vu la base ; il nous a fallu extrapoler le dessin pour savoir comment la regonfler et la protéger.
« Le troisième jour, il m’a expliqué comment faire pousser l’arbre de vie. Il avait ouvert le coffre et me montrait la manière de décongeler les semences. Il me donnait des ordres, tout comme si j’étais un ordinateur parlant. J’étais sur le point de lui demander : « N’ai-je donc pas le choix ? » Eh bien, non !
— Je ne vous suis pas, dit Garner.
— Je n’avais pas le choix. J’étais trop intelligent. C’est comme ça depuis mon réveil. J’obtiens les réponses avant d’avoir pu finir de formuler la question. Si je vois toujours la meilleure solution, que me reste-t-il à choisir ? Où est mon libre arbitre ? Vous ne croirez jamais à quel point tout s’est passé vite. Le temps d’un éclair, j’ai vu tout l’enchaînement logique. J’ai cogné violemment la tête de Phssthpok contre le bord du congélateur. Ce coup l’a étourdi assez longtemps pour que j’aie pu lui rompre la gorge sur ce rebord. Puis j’ai sauté en arrière pour le cas où il passerait à l’attaque. J’imaginais que je pourrais le tenir à distance jusqu’à ce qu’il étouffe. Mais il n’a pas riposté. Il ne s’était pas représenté les choses de cette façon-là, pas encore.
— Cela ressemble à un meurtre, Brennan. Il ne voulait pas vous tuer ?
— Pas encore. Je représentais son grand espoir. Il ne pouvait même pas se défendre par peur de m’abîmer. Il était plus vieux que moi, et il savait se battre. Il aurait pu me tuer s’il en avait eu envie, mais il ne pouvait pas désirer ma mort. Il lui avait fallu trente-deux mille ans de temps réel pour nous apporter ces racines. J’étais censé achever le travail.
« Je pense qu’il est mort en croyant qu’il avait réussi. Il s’attendait à moitié à cette sorte de mort.
— Mais, Brennan, pourquoi l’avoir tué ? »
Le monstre-Brennan haussa ses grosses épaules. « Il s’était trompé. Je l’ai tué parce qu’il aurait essayé de liquider le genre humain quand il aurait appris la vérité. » Il plongea une main dans le ballon fendu à l’intérieur duquel il avait franchi une vingtaine de kilomètres de poussière fluide. Il en retira un objet de fortune – son système de recyclage d’air, fabriqué avec des morceaux du tableau de bord de Phssthpok – qu’il laissa tomber dans le canot. Ensuite il exhuma la moitié d’une racine jaune qui ressemblait à une patate douce crue. Il la mit sous le nez de Garner. « Sentez. »
Luke renifla. « Assez agréable. Comme une liqueur.
— Sohl ?
— Elle sent très bon. Quel goût a-t-elle ?
— Si vous saviez qu’elle vous métamorphoserait en quelque chose dans mon genre, en mangeriez-vous une bouchée ? Garner ?
— Sans hésiter. J’aimerais beaucoup être immortel, et je crains de devenir gâteux.
— Sohl ?
— NON ! Je ne suis pas encore prêt à renoncer au sexe.
— Quel âge avez-vous ?
— Soixante-quatorze ans. Je fêterai mon anniversaire dans deux mois.
— Vous êtes déjà trop vieux. Vous étiez trop vieux à cinquante ans ; elle vous aurait tué. Auriez-vous été volontaire à quarante-cinq ?
— C’est peu vraisemblable, répondit Sohl en riant.
— Eh bien, c’est la moitié de la réponse ! Du point de vue de Phssthpok, nous sommes un échec. L’autre moitié est qu’aucun homme sain d’esprit ne mettrait la racine à la disposition de tout le monde, sur la Terre, dans la Zone ou ailleurs.
— J’espère que non. Mais écoutons vos propres raisons.
— La guerre. À aucun moment de son histoire, le monde Pak ne s’est dégagé de la guerre. Comment l’aurait-il pu, puisque chaque protecteur agissait dans le but d’assurer une expansion et une protection à ses descendants aux dépens de tous les autres ? Le savoir se perd régulièrement. La race ne peut pas coopérer une minute dès qu’un protecteur trouve avantageux de trahir les autres. Ils sont incapables de réaliser le moindre progrès en raison de cet état de guerre perpétuelle.
« Et moi, vais-je lâcher cette racine sur la Terre ? Pouvez-vous imaginer un millier de protecteurs décidant que leurs petits enfants ont besoin de plus de place ? Vos dix-huit milliards de Terriens vivent déjà trop difficilement ; vous ne pouvez pas vous offrir ce luxe.
« Et puis enfin, l’arbre de vie ne nous est pas réellement nécessaire. Garner, quand êtes-vous né ? Vers 1940 ?
— 1939.
— La gériatrie fait des progrès si rapides que mes enfants pourraient vivre mille ans. Nous acquerrons la longévité sans arbre de vie et sans rien sacrifier du tout.
« Maintenant, considérez les choses du point de vue de Phssthpok, continua le monstre-Brennan. Nous sommes une mutation. Nous avons colonisé le système solaire, aménagé quelques établissements interstellaires. Nous refuserons certainement la racine et, même si elle nous est imposée, les protecteurs mutés qui apparaîtront alors ne seront pas du même type. Phssthpok voyait les choses de trop loin. Nous ne sommes pas des Pak, nous ne sommes d’aucune utilité aux Pak, et il est concevable qu’un jour ou l’autre nous arrivions aux étoiles du noyau. Les Pak, dès qu’ils nous verront, nous attaqueront, et nous riposterons. » Il haussa les épaules. « Et nous vaincrons. Les Pak ne s’unissent jamais efficacement. Nous, si. Et nous possédons une technologie supérieure à la leur.
— Vous croyez ?
— Je vous l’ai dit : ils sont incapables d’entretenir leur technologie. Tout ce qui n’est pas immédiatement utilisable est oublié jusqu’à ce que quelqu’un le classe dans la Bibliothèque. La science militaire n’a jamais été classée : les familles en gardent jalousement le secret. Et les seuls qui se servent de la Bibliothèque sont des protecteurs sans enfants. Ils ne sont ni nombreux, ni fortement motivés.