— Non », dit Garner. Il se sentait comme un amateur sur des skis. Quelque part il avait perdu le contrôle des événements et ceux-ci, à présent, allaient trop vite.
Nick laissa percer dans sa voix une certaine irritation. « Un moment. Qu’est-ce qui vous fait croire que nous vous ferions confiance pour piloter le vaisseau de l’intrus ?
— Prenez votre temps pour réfléchir, dit Brennan. Vous aurez en otage ma provision de racines. Et où irais-je avec un statoréacteur Bussard ? Où le vendrais-je ? Où me cacherais-je, avec ma figure ? »
Nick se sentit pris au piège. Où était son propre libre arbitre ?
« C’est sans doute le produit façonné qui a le plus de valeur dans l’espace des hommes, dit Brennan. Il est en train de tomber vers l’extérieur à plusieurs centaines de kilomètres par seconde. Chaque minute que vous consacrez à vous décider maintenant va nous coûter deux heures pour le ramener de l’espace interstellaire. Pour cela vous paierez un joli supplément de carburant, de provisions, d’heures de travail humain et de délais. Mais prenez votre temps. Creusez mon idée. »
Le monstre-Brennan avait une aptitude certaine à se détendre. Un jour futur, il vivrait des périodes d’activité furieuse…
Ils déposèrent Lucas Garner sur Phobos, refirent le plein et redécollèrent. Garner ne revit pas Nick avant sept mois. Et il ne revit jamais Brennan.
Jusqu’à la fin de ses jours, il se souvint de cette conversation. Brennan – sur le dos, genoux relevés, dans une posture extrêmement inconfortable – était une voix brouillée, à moitié étrangère, derrière son siège. Brennan avait des difficultés de prononciation, mais il était compréhensible. Sa voix retentissait de cliquetis.
Une tension indéfinissable quitta Nick lorsqu’ils furent en chute libre. Mars convergeait lentement sur lui-même, se présentait comme un paysage lumineux et divers qui rougissait à mesure que ses détails s’estompaient.
« Des enfants. Vous avez des enfants, lança Luke qui se rappela soudain.
— Je le sais. Mais ne craignez rien. Je n’ai pas l’intention de rôder de leur côté. Ils auront de meilleures chances de bonheur sans moi.
— Les changements hormonaux n’ont pas marché ?
— Je suis aussi neutre qu’un bourdon. Ils ont dû opérer dans une certaine mesure. À mon avis, la nécessité que ressent le protecteur de mourir après la mort de ses descendants doit être principalement d’ordre culturel. Un entraînement. Je n’ai pas cet entraînement, cette conviction qu’un reproducteur ne peut être heureux et en sécurité que si ses ancêtres lui disent constamment ce qu’il doit faire. Nick, pourrez-vous annoncer que l’intrus m’a tué ?
— Comment ? Pourquoi ?
— Ce sera mieux pour mes gosses. Je ne pourrais pas continuer à les voir sans que leur existence en soit affectée. Et mieux pour Charlotte aussi. Je n’ai pas l’intention de rejoindre la société telle qu’elle est. Elle n’a rien à m’offrir.
— La Zone ne méprise pas les infirmes, Brennan.
— Non, dit Brennan d’un ton décidé. Donnez-moi un astéroïde que je puisse former en bulle et j’y élèverai l’arbre de vie. Arrangez-moi une liaison mensuelle avec Cérès pour que je me tienne au courant des événements. Je pourrai vous dédommager de tout cela par mes nouvelles inventions. Je crois que je serais capable de dessiner un statoréacteur-robot habitable supérieur à celui de Phssthpok.
— Vous l’avez appelé arbre de vie ? interrogea Garner.
— C’est un bon terme. Rappelez-vous qu’Adam et Ève ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Selon la Genèse, le motif de leur expulsion a été qu’ils auraient pu aussi bien manger de l’arbre de vie pour vivre éternellement. « Et devenir comme l’un de nous… Cela les aurait rendus équivalents aux anges. Il apparaît maintenant que les deux arbres pouvaient n’en faire qu’un. »
Luke chercha une cigarette. « Je ne sais pas si votre idée de produire vous-même des arbres de vie me plaît tellement.
— Je n’aime pas beaucoup, quant à moi, l’idée d’un secret d’État, dit Nick. La Zone n’a jamais eu de secrets d’État.
— J’espère vous convaincre. Je ne peux pas protéger mes enfants, mais je puis essayer de protéger l’espèce humaine. Si l’on avait besoin de moi, je serais là. Si l’on avait besoin de mieux, il y aurait la racine.
— Le remède serait pire que le mal, très probablement. » Luke se servit de son briquet. « Que… » Une main noueuse avait contourné son siège, arraché la cigarette à sa bouche, et l’avait éteinte en l’écrasant contre la coque.
Ç’avait été un choc. Il se le rappela avec un petit frisson quand il traversa le double sas à l’axe de l’Astéroïde des Fermiers.
Longtemps auparavant, l’Astéroïde des Fermiers avait été une sorte de cylindre de fer-nickel en orbite entre Mars et Jupiter. Puis l’industrie de la Zone l’avait transformé en bulle ; elle l’avait mis en rotation, avait chauffé le métal presque au point de fusion et l’avait gonflé, en y faisant exploser des sacs d’eau, pour obtenir une bulle cylindrique de huit kilomètres de rayon. Sa rotation produisait une demi-pesanteur. Une importante partie du ravitaillement alimentaire de la Zone provenait de là.
Luke était déjà allé une fois sur l’Astéroïde des Fermiers. Il avait apprécié le paysage intérieur, le lac en forme d’anneau nuptial, les exploitations agricoles qui se déroulaient dans tous les sens et où de petits tracteurs creusaient des sillons à quinze kilomètres en l’air.
Le sas le laissa sortir à l’axe. Il faisait froid derrière le bouclier solaire, car les rayons de la tuyère de fusion axiale n’y tombaient jamais. Des icebergs se condensaient dans l’air, finissaient par se détacher et glissaient le long des pentes pour fondre dans des rivières qui coulaient dans des lits creusés vers le lac qui ceinturait l’Astéroïde des Fermiers. Nick Sohl vint à sa rencontre, et l’aida à se faire remorquer au bas de la pente où un fauteuil de voyage l’attendait.
« Je puis deviner le motif de votre présence, lui dit Nick.
— Officiellement, je suis ici à la requête de l’Administration mixte des colonies interstellaires. Elle a reçu votre demande d’envoyer un message d’avertissement au Wunderland{Wunderland : en allemand Pays des Merveilles.} . Elle a réclamé des éclaircissements sur la situation, et je n’ai pu lui en fournir beaucoup.
— Vous aviez mon rapport, protesta Nick un peu sèchement.
— Il n’y avait pas grand-chose dedans, Nick. »
Après une hésitation, Nick approuva d’un signe de tête. « C’est ma faute. Je ne souhaitais pas en parler – et je n’y tiens guère encore – et il était malheureusement trop tard. Nous n’avons pas renoncé, vous savez. Nous n’avons pas cessé de le suivre.
— Que s’est-il passé, Nick ?
— Ils avaient accompli un travail considérable quand je suis arrivé là-bas avec Brennan. L’idée consistait à jumeler deux monoplaces avec leurs tuyères de propulsion dirigées à une dizaine de degrés d’écart, puis à amarrer l’ensemble au câble du vaisseau Pak. Le câble avait une longueur de douze kilomètres derrière le module du système de survie. Nous aurions pu le remorquer vers la Zone à basse poussée. Mais Brennan affirmait que le module de propulsion Pak produirait dix fois cette poussée.
« Nous sommes donc montés à bord de la sphère qui était le système de survie de l’astronef Pak, et Brennan s’est familiarisé avec les commandes. J’ai passé là deux jours à le surveiller. Nous avons découvert que l’on pouvait rendre transparente toute la coque, ou simplement une partie, ce qui était le cas lorsque nous l’avons trouvée. Nous avons élargi le trou laissé par Tina Jordan et nous y avons adapté un sas.