— Et il prélève des échantillons. Pour voir comment nous agissons, où nous allons. Je suppose que sa prochaine initiative sera un plan de reproduction sélective.
— Très bien. Qu’allons-nous faire ?
— Je ne sais pas. » Il but un peu de cognac. Merveilleux cognac ! Il le sentait se transformer en vapeur dans sa bouche. La Zone devrait l’exporter. Cela ne coûterait pas cher en carburant : tout en descente.
« Nous avons le choix entre trois solutions, je pense, dit-elle. La première consiste à révéler tout ce que nous savons, d’abord à Vinnie, puis à tous les producteurs de bandes d’informations qui nous écouteront.
— Écouteront-ils ?
— Oh !… » Elle agita une main négligente. « Je crois qu’ils publieront. C’est un nouveau point de vue sur des événements. Seulement, nous ne pouvons rien prouver. Nous avons monté une théorie, avec un trou béant au milieu, et c’est tout ce que nous possédons.
— Le trou, c’est ce qu’il a mangé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ma foi, nous pouvons toujours essayer. »
Alice enfonça du pouce un bouton d’appel. Lorsque le serveur arriva en glissant dans un murmure d’air, elle commanda deux autres cognacs.
« Et ensuite ? demanda-t-elle.
— Oui, ensuite…
— Les gens écouteraient, en parleraient, s’étonneraient. Et il ne se produirait rien. Et peu à peu tout serait oublié. Brennan n’aurait qu’à attendre, le temps nécessaire : cent ans, mille ans…
— Nous ne saurions jamais. Ce serait crier dans un désert.
— Bien. La deuxième option maintenant : laisser tomber, tout de suite.
— Non !
— D’accord. Passons à la troisième option : lui courir après.
Avec une flotte de la police de la Zone, si possible. Autrement, tout seuls. »
Il réfléchit tout en savourant son cognac. « Courir où ?
— Voilà la bonne question. » Alice se rejeta en arrière, ferma à demi les yeux. « Il a pris la direction de l’espace interstellaire. Il s’est arrêté dans la ceinture cométaire, très au-delà de l’orbite de Pluton, pendant deux mois – un arrêt total, ce qui a dû lui coûter beaucoup de carburant – puis il est reparti.
— Son vaisseau est reparti. S’il est là-bas maintenant, il a sans doute expédié le compartiment-moteur Pak. Ce qui le laisse avec le module de commande Pak et un monoplace de la Zone.
— Et du carburant. Tout le carburant nécessaire, grâce à la réserve de manœuvre du compartiment-moteur. Le plein avait été fait avant son décollage.
— Bien. Et nous supposons qu’il a trouvé le moyen de cultiver ses racines pour se nourrir. Peut-être a-t-il retiré des graines de la capsule de fret avant de quitter Mars. Que lui manque-t-il dont il pourrait avoir besoin ?
— Une maison. Une base. Des matériaux de construction.
— Pour ceux-ci, n’a-t-il pu exploiter les comètes ?
— Possible. Pour les gaz et les produits chimiques en tout cas.
— J’y avais songé, dit Truesdale. Lorsque vous parlez de la ceinture cométaire, ne pensez pas à un anneau de roches comme la ceinture des astéroïdes. La ceinture cométaire est une région riche en matières utiles. » Il s’exprimait avec une certaine prudence. Le cognac empâtait sa langue. S’il butait sur un mot technique, elle se moquerait de lui. « Une région où les comètes ralentissent, continuent sur leur lancée et retombent vers le Soleil. Elle a de dix à vingt fois le volume du système solaire et, de toute façon, la plus grande partie du système solaire est un plan. Il y a de l’hydrogène dans presque tous les composants de la queue d’une comète, n’est-ce pas ? Brennan n’a donc aucun problème de carburant. Il pourrait être aujourd’hui n’importe où dans cette ceinture, et demain ailleurs. Où le chercher ? »
Elle l’examina attentivement. « Vous allez renoncer ?
— Je suis tenté de le faire. Ce n’est pas qu’il soit trop fort pour moi : il est trop petit, et sa cachette est sacrément trop grande.
— Il existe une autre possibilité, dit-elle. Perséphone. »
Perséphone ! Comment avait-il pu oublier qu’il y avait une dixième planète ? Quoique… « Perséphone est une énorme masse gazeuse, paraît-il ?
— Je n’en suis pas certaine, mais je le suppose. Elle a été repérée par sa masse et par son influence sur les orbites des comètes. Mais l’atmosphère pourrait être gelée. Il a pu se mettre en vol stationnaire jusqu’à ce qu’il ait creusé un trou à l’aide de son jet brûlant à travers les couches de glace, puis il aurait atterri. » Elle se pencha par-dessus la table. Ses yeux brillaient, ils n’étaient plus marron mais noirs. « Roy, il a fallu qu’il tire des métaux de quelque part. Il a construit une sorte de générateur de pesanteur, n’est-ce pas ? Et il a dû procéder à des expériences pour y arriver. Du métal. Beaucoup de métal.
— D’une tête de comète, peut-être ?
— Je ne crois pas. »
Truesdale hocha la tête. « Il n’a pas pu creuser des mines dans Perséphone. Une planète aussi grosse doit être une géante gazeuse – avec un noyau en fusion. Elle se chauffe elle-même ; elle a une atmosphère gazeuse. Il n’a pas pu se poser sur elle. La pression serait… je ne sais pas, moi… de l’ordre de celle de Jupiter.
— Une lune, alors ! Perséphone a peut-être une lune !
— … Pourquoi pas, au fait ? Pourquoi une pareille masse de gaz n’aurait-elle pas une douzaine de satellites ?
— Il a passé deux mois immobile, s’assurant qu’il pourrait vivre là-bas. Il a dû localiser Perséphone et l’étudier avec ses télescopes. Lorsqu’il a été certain qu’elle avait des lunes, il s’est détaché du compartiment-moteur Pak. Autrement, il serait rentré.
— Cela me paraît juste. Il a pu aussi réussir la culture d’un arbre de vie… Mais peut-être n’y est-il plus.
— Il aura laissé des traces. Nous parlons d’une lune, maintenant. Il doit y avoir une cicatrice à l’endroit où il a posé un propulseur à fusion, et de grosses cicatrices béantes là où il a creusé ses mines, et des constructions qu’il aura abandonnées, et de la chaleur. Il a pu cacher une partie des dégâts, mais il n’a pas pu camoufler la chaleur, pas sur une petite lune au diable derrière Pluton. Elle a dû se mêler à l’environnement, polluer les effets superfluides, et vaporiser une partie des glaces.
— Et nous aurions enfin une preuve, dit Truesdale. Des photos holographes. Au pis, nous aurions les photos des cicatrices qu’il a laissées sur la lune de Perséphone. Il ne s’agirait plus d’une théorie en l’air.
— Et au mieux ? » Elle lui sourit de toutes ses dents. « Nous rencontrerions le monstre-Brennan face à face.
— Buvons à notre attaque !
— En avant ! » Alice leva son cognac. Ils entrechoquèrent prudemment leurs petits verres, et ils les vidèrent d’un trait.
La crainte de tomber l’éveilla à moitié, et les sensations familières d’une gueule de bois firent le reste. Il s’assit sur un lit qui ressemblait à un nuage rose : le lit d’Alice. Ils étaient venus chez elle la veille au soir, peut-être pour fêter ou sceller un pacte, ou peut-être simplement parce qu’ils éprouvaient un certain penchant l’un pour l’autre.
Pas de maux de tête. Le bon cognac donne la gueule de bois, mais jamais la migraine.
Il ne se souvenait pas d’avoir passé une meilleure nuit.
Alice n’était pas là. Partie pour travailler ? Non : il l’entendait dans la cuisine. Il la rejoignit. Elle était en train de faire sauter des crêpes, toute nue.
Il lui demanda : « Avons-nous vraiment parlé sérieusement ?
— Pour l’instant, vous allez goûter à la cuisine de la Zone. »