Ses responsabilités étaient plus grandes que celles de Truesdale. Sa tension aussi.
Et – il savait que c’était vrai – elle ne pouvait pas accepter l’idée de dépendre de quelqu’un. Dans sa nombreuse famille, Roy avait toujours eu quelqu’un à qui s’adresser dans une situation critique. Il plaignait volontiers quiconque ne bénéficiait pas d’une telle assurance dans son existence.
L’amour était une sorte d’interdépendance, se dit-il. Ce qu’ils avaient, Alice et lui, ne serait jamais tout à fait de l’amour. Dommage !
… Ce qui était une réflexion absurde alors qu’ils attendaient le caprice de Brennan, ou du kidnappeur, ou de Vandervecken, ou de quiconque se trouvait là-bas : une chaîne peu solide de raisonnements, et une chose qui déplaçait les astronefs comme des jouets sur le plancher d’une nursery. Et Alice, qui avait enfoui sa tête dans le creux de son épaule comme si elle essayait d’effacer le monde, les retenait encore ancrés à une cloison par une main. Il n’y avait pas pensé.
Elle le sentit se raidir, et elle se retourna. Elle regarda quelques instants puis se dirigea vers les commandes du télescope.
On aurait dit un astéroïde lointain.
L’indicateur de masse ne l’avait pas désigné : il s’était intéressé à quelque chose derrière ce point. Lorsque Alice projeta l’image sur l’écran, Roy ne put en croire ses yeux. Il vit un paysage ensoleillé dans un pays enchanté : rien que de l’herbe, des arbres, des plantes, et quelques petits bâtiments à formes douces et organisées. C’était comme si ce décor avait été planté et modelé par les mains d’un topologiste folâtre.
L’image était petite, trop petite pour contenir la pellicule d’atmosphère qu’il percevait tout autour, ou l’étang bleu qui étincelait sur un côté. Une sorte de gros anneau rond en pâte à modeler avec des creux et des bosses à la surface, et une petite sphère vert tendre qui flottait dans le trou avec un arbre unique qui en sortait. Il distinguait très nettement la sphère. Elle devait être énorme.
Et le côté gauche de l’ensemble baignait tout entier dans la lumière du soleil. D’où venait cette lumière ?
« Nous arrivons droit dessus. » Alice était tendue, mais les larmes n’enrouaient plus sa voix. Elle s’était vite ressaisie.
« Qu’allons-nous faire ? Atterrir nous-mêmes, ou attendre qu’il nous fasse atterrir ?
— Je vais échauffer le propulseur, dit-elle. Son générateur de pesanteur pourrait soulever des tempêtes dans cette atmosphère artificielle. »
Il ne lui demanda pas : Comment le sais-tu ? Elle hasardait une conjecture, évidemment. « Et les armes ? » dit-il.
Les mains d’Alice s’immobilisèrent sur les touches. « Il ne voudrait pas… Je n’en sais rien. »
Il pesa le pour et le contre. Ainsi perdit-il sa chance.
Lorsqu’il revint à lui, il se crut sur la Terre. Un clair soleil, un ciel bleu, le chatouillement de l’herbe sous son dos et ses jambes, le contact, le son et l’odeur d’une brise fraîche et pollenisée… Avait-il été largué dans un Parc national ? Il roula sur le côté et vit Brennan.
Brennan était assis sur l’herbe ; il étreignait ses genoux bosselés et il l’observait. Pour tout vêtement, Brennan ne portait qu’une longue veste. La veste était couverte de poches : des grandes, des petites, des boucles pour des outils, et des poches sur les poches et à l’intérieur des poches ; et la plupart de ces poches étaient pleines. Il devait porter la valeur de son propre poids en objets de toutes sortes.
Là où la veste ne la recouvrait pas, la peau de Brennan n’était que de larges plis bruns qui ressemblaient à du cuir souple. Il rappela à Truesdale la momie Pak au Smithsonian Institute, à ceci près qu’il était plus grand et encore plus laid. Le renflement du menton et du front gâtait les traits lisses de la tête Pak. Il avait des yeux bruns, rêveurs, humains.
« Hello, Roy ! » dit-il.
Roy se redressa avec un soubresaut. Alice était là, sur le dos, les yeux fermés ; elle portait toujours sa combinaison pressurisée, mais le casque était ouvert. L’astronef était là aussi ; il reposait le ventre en bas, sur… sur…
Un vertige.
« Elle ira très bien », disait Brennan. Sa voix était ironique, avec un faible accent étranger. « Vous aussi. Je ne voulais pas que vous débarquiez avec des armes crachant le feu. Cet écosystème n’est pas facile à maintenir. »
Roy rouvrit les yeux, regarda encore une fois autour de lui. Au-dessus du sommet arrondi d’une pente verte, une masse impossible flottait, prête à tomber sur eux. Une sphère recouverte d’herbe avec un unique arbre gigantesque qui en sortait d’un côté. Le vaisseau spatial était posé près de son tronc. Il aurait dû tomber lui aussi.
Alice Jordan se mit sur son séant. Roy se demanda si elle allait céder à un moment de panique… mais non : elle étudia le monstre-Brennan puis déclara : « En somme, nous avions raison.
— Presque, acquiesça Brennan. Mais vous n’auriez rien trouvé sur Perséphone.
— Et maintenant nous sommes vos prisonniers, dit-elle avec aigreur.
— Non. Mes hôtes. »
La physionomie d’Alice ne se modifia pas.
« Vous croyez que je m’amuse avec des euphémismes. Pas du tout. Lorsque je partirai d’ici, je vous ferai cadeau de tout ça. Mon travail ici est pratiquement achevé. Je devrai vous apprendre à ne pas vous tuer en appuyant sur les mauvais boutons, et je vous remettrai un acte de propriété pour Kobold.
Nous aurons tout le temps pour cela. »
Cadeau ? Roy envisagea l’idée d’être abandonné là, dans l’impossibilité de rentrer sur la Terre. Une prison assez agréable. Brennan pensait-il qu’il fondait un nouveau jardin d’Éden ?
Mais Brennan avait repris la parole.
« J’ai mon propre astronef, bien sûr. Je vous laisserai le vôtre. Vous avez intelligemment économisé le carburant. Vous devriez devenir très riche avec cela, Roy. Vous aussi, Mademoiselle.
— Alice Jordan », dit-elle. Elle tenait fort bien le coup, mais elle semblait ne pas savoir quoi faire de ses mains, qui s’agitaient.
« Appelez-moi Jack, ou Brennan, ou le monstre-Brennan. Je ne suis pas sûr d’avoir encore droit à mon nom de naissance. »
Roy prononça son premier mot : « Pourquoi ? »
Brennan comprit. « Parce que mon travail ici est terminé. Que croyez-vous que j’ai fait depuis deux cent vingt ans ?
— Utiliser la pesanteur créée artificiellement comme une forme d’art, dit Alice.
— Cela aussi. Mais surtout j’ai surveillé les radicaux de lithium à haute énergie sur le Sagittaire. » Il les regarda attentivement à travers le masque de son visage. « Je ne veux pas être mystérieux. J’essaie de vous expliquer afin que vous ne soyez pas aussi inquiets. En venant ici, j’avais un but. Au cours des dernières semaines, j’ai trouvé ce que je cherchais. Maintenant, je vais partir. Je n’avais jamais imaginé qu’ils prendraient tant de temps.
— Qui ?
— Les Pak. Voyons, vous avez dû étudier l’épisode Phssthpok en détail, sinon vous ne seriez pas venus jusqu’ici. Avez-vous songé à vous demander ce qu’allaient faire les protecteurs Pak sans enfant après le départ de Phssthpok. »
Visiblement, ils ne s’étaient pas posés cette question.
« Moi, si. Phssthpok a établi sur Pak une industrie spatiale. Il a découvert comment faire pousser l’arbre de vie dans les mondes des extensions galactiques. Il a construit un vaisseau, et celui-ci a bien fonctionné, ainsi que les Pak ont pu s’en apercevoir. Et maintenant ?