— Ne voyez-vous pas d’autre explication ?
— Aucune qui cadre. Et il s’agit moins d’une coïncidence qu’il n’y paraît, ajouta Brennan d’un air las. Phssthpok a construit le meilleur système astronomique depuis des millénaires, pour dresser la carte de sa route aussi loin que possible. Après son départ, ils ont dû regarder dans toutes les directions, et ils ont vu quelque chose… Des supernovæ dans un rassemblement serré de vieux soleils. Des étoiles qui disparaissaient. Des régions où la lumière était déformée. C’est tout de même une coïncidence de Finagle. Vraiment, je n’y croyais…
— Vous n’aviez peut-être pas envie d’y croire, dit Alice.
— Non, sûrement !
— Pourquoi ici ? Pourquoi venir vers nous ?
— Vers le seul monde habitable connu à l’extérieur du noyau galactique ? Sans compter que nous avons eu le temps de leur en trouver quelques autres.
— Oui. »
Brennan les regarda bien en face. « Avez-vous faim ? Moi, j’ai une faim de loup. »
Tout au fond du labyrinthe de la Relativité d’Esher, il y avait une cuisine miniature. D’un certain point de vue, c’était un palier mais, d’un autre, c’était un mur – un mur qui contenait des placards avec des ustensiles variés, un évier, deux fours, une plaque rabattante avec deux brûleurs. La matière première était en vrac près du mur : une courge, un melon, deux lapins dont le cou avait été rompu, des carottes, un céleri, des épices.
« Voyons à quelle vitesse on peut faire la cuisine », dit Brennan. Il devint aussitôt un tournoiement de bras et de mains. Roy et Alice reculèrent prudemment. L’une de ses mains maniait un couteau qui traçait des éclairs argentés : en un rien de temps, les carottes furent émincées en rondelles et les lapins semblèrent se découper tout seuls.
Roy se sentait désorienté, débranché des réalités. Ces petites lueurs bleues au-dessus de la salle de la tour n’avaient à première vue aucun rapport avec une flotte d’êtres supérieurs qui seraient décidés à exterminer le genre humain. Et cette agréable scène domestique ne l’aidait guère à clarifier ses idées. Pendant qu’un étranger armé d’un couteau préparait leur repas, Roy Truesdale regardait par la grande porte du château un paysage couché de travers.
« Tous ces aliments proviennent du jardin, n’est-ce pas ? Pourquoi ne vouliez-vous pas tout à l’heure que nous mangions un fruit ou un légume ?
— Il existe toujours un risque, Roy : le virus de l’arbre de vie aurait pu se répandre. La cuisson le tue, et il est à peu près impossible qu’il puisse vivre quelque part tant que je n’ai pas arrosé le sol d’oxyde de thallium. » Brennan continua de parler sans lever les yeux ni interrompre son ouvrage. « Lorsque je me suis détaché de la Terre, j’ai dû affronter une énigme de Finagle. Je ne manquais pas de provisions, mais ce dont j’avais besoin, c’était du virus qui se trouvait dans les racines de l’arbre de vie. J’ai essayé de le cultiver dans différentes choses : des pommes, des grenades… » Il leur lança un coup d’œil pour voir s’ils avaient compris l’allusion. « J’ai obtenu une variante qui pouvait se développer dans une patate douce. C’est alors que j’ai su que je pourrais survivre par ici. »
Brennan avait disposé les lapins et les légumes comme pour une nature morte. Il posa la marmite sur le feu. « Ma cuisine disposait de toutes sortes de produits surgelés. Par bonheur, j’aimais bien manger. Plus tard, je suis allé chercher des graines sur la Terre. Je n’ai jamais été en danger ; je pouvais toujours revenir chez moi. Mais je n’aimais pas ce qui arriverait à la civilisation si je le faisais. » Il se retourna. « À dîner dans un quart d’heure. »
Elle demanda : « N’étiez-vous pas très seul ?
— Si. » Brennan tira une table du plancher : une épaisse plaque de bois, assez lourde pour exiger l’effort des muscles de Brennan. Il regarda Alice. Peut-être devina-t-il qu’elle s’attendait à une réponse moins laconique. « Voyons, j’aurais été très seul partout. Vous le savez bien.
— Non. Vous auriez été le bienvenu. »
Brennan donna l’impression de s’esquiver sur une tangente. « Roy, vous êtes déjà venu ici. L’aviez-vous deviné ? »
Signe de tête affirmatif de Roy.
« Comment ai-je effacé ce seul compartiment de votre mémoire ?
— Je l’ignore. Personne ne sait. » Intérieurement, Roy se tendit.
« La chose la plus simple du monde. Tout de suite après vous avoir étourdi, j’ai pris un enregistrement de votre cerveau. De votre mémoire dans sa totalité. Avant de vous abandonner dans les Pinnacles, j’ai complètement lavé votre cerveau, puis j’y ai réintroduit l’enregistrement. C’est plus compliqué que cela – le processus exige de l’A.R.N. mémoire, et des champs électriques très complexes – mais je n’ai pas à sélectionner les souvenirs que je désire supprimer. »
La voix à peine perceptible de Roy. « Brennan, c’est horrible.
— Pourquoi ? Parce que vous avez été quelque temps un animal privé d’intelligence ? Je n’allais pas vous laisser dans cet état. J’ai fait cela une vingtaine de fois, et je n’ai jamais eu un accident. »
Roy frissonna. « Vous ne comprenez pas. C’est un certain moi qui a passé quatre mois avec vous. Il a disparu. Vous l’avez tué.
— Vous commencez à comprendre. »
Roy le regarda sans ciller. « Vous aviez raison. Vous êtes différent. Vous seriez seul partout. »
Brennan mit la table. Il présenta des chaises à ses hôtes. Il opérait avec le manque de précipitation qui est l’apanage du maître d’hôtel bien stylé. Il fit le service, en se servant la moitié du plat, puis il s’assit et mangea avec la voracité d’un loup affamé. Il liquida très proprement son assiette, mais il termina bien avant eux. Ils remarquèrent un renflement assez net sous son sternum.
« Les situations critiques me donnent faim, dit-il. Et maintenant vous voudrez bien m’excuser. Ce n’est pas poli, mais il y a une guerre à gagner. » Et il s’en alla, sprintant comme un coureur sur une piste en cendrée.
Pendant les quelques jours qui suivirent, Roy et Alice eurent l’impression qu’ils étaient les invités non désirés d’un hôte parfait. Ils ne virent pas beaucoup Brennan. Chaque fois qu’ils l’apercevaient dans le décor de Kobold, il courait comme un fou. Il s’arrêtait pour leur demander s’ils se plaisaient, il leur indiquait quelque chose qu’ils n’avaient peut-être pas remarqué, puis il repartait – et toujours au pas de course.
Ou bien ils le retrouvaient dans le laboratoire où il procédait à des réglages toujours plus précis de son « télescope ». Dans le champ, ils ne voyaient qu’un seul vaisseau spatial, sur un fond de naines rouges et de nuages de poussière interstellaire : une flamme de fusion, une lueur d’hélium jaune virant au bleu, qui étincelait sur les bords.
Il leur parlait volontiers, mais sans interrompre son travail. « C’est une reproduction du modèle de Phssthpok, leur dit-il avec une évidente satisfaction. Avec une bonne chose, ils ne font pas de bêtises. Voyez-vous le point noir au centre de la flamme ? C’est la capsule de fret qui se présente la première en décélération. Et elle est plus grande que celle de Phssthpok ; les engins se déplacent plus lentement que lui à cette distance. Ils ne sont pas aussi proches de la vitesse de la lumière. Ils ne seront pas ici avant cent soixante-douze ou cent soixante-treize années.