À partir de ce misérable constat, il va mener une sorte de duel tragi-comique contre des représentations psychanalytiques figées. Il va donc jouer avec acharnement sur le cliché freudien du complexe d’Œdipe revu à travers Molière, et en particulier L’École des Femmes.
Agnès, qui a un amoureux, le cache à son vieux tuteur désireux de l’épouser, sous l’innocente formule : « Le petit chat est mort. » Elle échappe ainsi à la vigilance du surmoi. Ici le pseudo Pavlowitch s’accuse d’avoir, dans son enfance, tué un petit chat, peut-être pour donner du grain à moudre à son surmoi persécuteur tonton Macoute. Derrière ce tout petit paravent œdipien, il accuse son oncle, ou plutôt Gary s’accuse tout seul, de tous les péchés d’Israël, de Palestine, du Liban, de l’Argentine et du Chili, Toutes les horreurs, tous les fascismes sont à verser au compte de celui qui « a massacré des populations civiles de très haut pendant la guerre », sa seule source de culpabilité réelle, même s’il a agi en service commandé. Mais Pavlowitch-Gary transforme habilement cette culpabilité en glissant à nouveau vers un schéma œdipien classique, massif cette fois, qui explique ses relations conflictuelles avec tonton Macoute, figure paternelle, « Tonton Macoute est un salaud, mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’il est mon père », lit-on dès le début du texte. À partir de là, les preuves s’accumulent d’une relation incestueuse (fausse) de Gary avec Dinah, sa cousine, la mère de Paul, qu’il aimait beaucoup, et donc d’une paternité réelle de Gary.
Le tout orné des techniques d’associations libres permettant d’observer des coïncidences, répétitions, images symboliques, à la fois freudiennes et lacaniennes, par l’exploitation de jeux de mots significatifs. Cela se joue par exemple autour du mot « auteur » : « On a insinué, après la publication de mon livre La Vie devant soi, écrit le présumé Pavlowitch-Ajar, qu’il était mon véritable auteur », auteur de mes livres, auteur de mes jours, dit la formule équivoque. Même travail autour du mot « œuvres ». Être le fils des œuvres d’un homme signifiant être né de son action sexuelle et de ses spermatozoïdes. Cela signifie aussi, dans le contexte, né des œuvres de Gary, grâce aux œuvres signées Ajar, Pavlowitch n’ayant pas d’autre existence que celle que lui fournit Gary-Ajar qui en est le ventriloque. Le travail qui semble prouver bruyamment la malfaisance et la culpabilité de Gary renvoie en fait non seulement Ajar, mais Pavlowitch, à son néant. C’est le meurtre du fils et non celui du père qui est à l’ordre du jour dans cette antipsychiatrie d’un nouveau genre, Même si c’est un fils de papier, Pavlowitch ne s’y est pas trompé.
Ce qui n’empêche nullement Gary d’exploiter tout au long de cette affaire les maladies psychologiques et psychiatriques les plus variées. La couverture, elle aussi choisie par Cournot, qui décidément avait parfaitement compris de quoi il s’agissait, est une gravure du XVIIIe montrant un crâne écorché, puis la boîte crânienne ouverte sur un cerveau que l’on imagine malade. La schizophrénie, bien sûr, psychose du dédoublement (déjà présente dans Gengis Cohn et Europa, ici d’un narrateur à la fois, comme toujours, plaie et couteau, soufflet et joue, membres et roue, mais la victime et le bourreau sont ici remis au goût du jour grâce aux références politiques, Plioutch (le dissident russe persécuté) et Pinochet (le tortionnaire chilien). La paranoïa, autre psychose, de la persécution allant jusqu’à l’hallucination auditive, omniprésente : chaque chapitre, dans l’édition originale, est précédé du dessin d’un œil qui peut être celui de l’auteur véritable se contemplant lui-même aussi bien que son œuvre, qui est plutôt sans doute la représentation visible de l’œil de Caïn, selon Victor Hugo, toujours lui. Et toutes les petites névroses, angoisses, obsessions, tendances messianiques… font la ronde, soignées par toute une pharmacopée aux noms poétiques et étranges. Le fantastique n’est pas loin.
Pseudo est un très grand témoignage sur la folie, comme les livres de Nerval, mais c’est un faux témoignage. Gary est très sûr de lui, il maîtrise exactement ce qu’il écrit. Il est d’une duplicité ou plutôt d’une triplicité incroyable. L’entreprise Ajar a échoué. Pseudo, le récit fou de cet échec, est une parfaite réussite.
par Mireille SACOTTE *
1. Fayard, 1981. Livre auquel beaucoup de détails sont empruntés.
*. Mireille Sacotte est professeur émérite de littérature à l'université nouvelle de la Sorbonne - Paris III.
Elle a dirigé deux colloques sur Romain Gary : l'un à Paris III en 2000, « Géographies de Romain Gary », et les Actes publiés sous le titre « Romain Gary ou la pluralité des mondes », PUF, 2002 ;l'autre au ministère des Affaires Étrangères en 2002, « Romain Gary, écrivain-diplomate » publié sous ce titre à l'ADPF.
Elle est aussi l'auteur de nombreux articles, d'un commentaire de La Promesse de l'Aube, «Foliothèque », Gallimard. Elle est enfin l'éditrice de Légendes du Je, les récits et roman de Romain Gary et d'Émile Ajar en « Quarto », Gallimard, 2009.
PSEUDO
Brûlures, morsures, déchirures. Des chiens mordent. Des meutes de chiens. Des vagues incessantes de chiens. Des ruées de chiens ardents,impétueux et dont je ne puis parler à personne, dont je dois, dans un pareil moment, me retenir de parler, faisant comme s’ils n ’étaient pas là, comme si j ’étais au repos... tranquille, hors d ’atteinte.
Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe.
Il n’y a pas de commencement. J’ai été engendré, chacun son tour, et depuis, c’est l’appartenance.
J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés.
J’avais pourtant élaboré un système de défense très au point devenu connu dans le jeu de l’échec sous mon nom, « la défense Ajar ». Ce fut d’abord l’hôpital de Cahors, ensuite plusieurs séjours à la clinique psychiatrique du docteur Christianssen, à Copenhague.
Ils m’ont expertisé, analysé, testé, percé à jour, et mon système de défense s’est écroulé. J’ai été « guéri » et remis en circulation.
J’ai réussi à voler quelques fiches dans mon dossier médical, pour voir s’il n’y avait rien à en tirer du point de vue littéraire, si je ne pouvais pas me récupérer.