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Elle s’inclina vers lui. Son beau visage avait capté un peu de la chaleur de l’été et il irradiait.

— Chéri, où t’en vas-tu, quand tu me quittes ?

Il sourit en guise de réponse. Un sourire qui se voulait mystérieux mais qui cachait une grande incertitude… Le savait-il au juste, où il allait ?

Il allait tout d’abord dans son passé, cela oui. Mais son passé ne constituait qu’une sorte d’antichambre de l’évasion. Après… Non, après il n’allait nulle part. Il restait dans la banalité quotidienne de l’instant, seulement il prenait une certaine hauteur, une certaine distance. Et, avec du recul, même le présent a un autre aspect…

— J’ai soif, murmura-t-il.

Elle se leva aussitôt. Ce qui séduisait Laurent chez Martine, c’était sa docilité. La jeune femme était si commode qu’on n’avait pas besoin de l’aimer pour la tolérer.

— Whisky ?

— Non, il fait trop chaud…

— Alors ?

— N’importe quoi pourvu que ça soit glacé et que ça pétille…

Elle s’éloigna en direction de la maison aux baies largement ouvertes. Une péniche ululait sur la Seine. Laurent se mit à contempler le ciel chauffé à blanc à travers les branches du pommier.

« J’aime bien la vie », décida-t-il.

L’air était encore vibrant du coup de sirène de la péniche.

D’autres fois, Laurent pensait exactement le contraire. L’existence lui semblait stupide comme ces habitudes désuètes qu’on se force à conserver…

— Je peux mettre de la musique ? cria Martine, depuis le living-room.

— Tu peux !

Ce qu’il redoutait se produisit : elle mit un trente-trois tours de Lucienne. Mais, chose curieuse, au lieu de le gêner, la voix de sa femme lui fit du bien. C’était une voix de jeune fille, pure et claire, qui chantait des choses simples. La chanson s’intitulait Rencontre. Elle racontait l’histoire d’un garçon et d’une fille qui faisaient connaissance dans un chemin, à la campagne… Elle était pleine de soleil, de coquelicots et de cette poussière blanche des chemins ignorés par les Ponts et Chaussées.

Martine revint avec un grand verre dans lequel tintait un cube de glace.

— Un citron pressé avec de l’eau de Seltz ! annonça-t-elle en lui tendant le breuvage.

Il prit le verre. Ses doigts s’attardèrent sur les parois glacées de celui-ci. Le contact le désaltérait déjà.

Martine reprit sa place. Pendant certaines périodes de la chanson, Lucienne se taisait pour laisser parler sa guitare.

Les notes mélancoliques pleuvaient dans l’air figé du jardin.

— Tu ne remarques pas ? demanda Martine.

Il tourna la tête vers elle, interrogateur.

— Les oiseaux se sont tus…

C’était inexact. Ils continuaient leur bacchanale dans les pommiers tordus, seulement on n’y prêtait plus attention.

— Elle a une jolie voix, murmura la jeune femme. Vous vous êtes connus comment ?

Il eut une moue agacée.

— Laisse !

— Pourquoi ? protesta Martine… Moi, je trouve étonnant que les gens se rencontrent ; c’est la plus merveilleuse des histoires.

Et, pressante, elle insista :

— Allez, raconte !

Laurent vida sa citronnade. Il aimait bien cette chanson. Le refrain surtout. Elle ressuscitait chaque fois en lui les mêmes images. Il voyait le garçon, il voyait la fille… D’où les tenait-il ? Sans doute les avait-il rencontrés quelque part, au hasard de la vie, sans leur prêter attention ? Sans savoir que ces êtres lui donnaient ces rendez-vous multiples dans une chanson… Pour le chemin, c’était plus facile. Il savait où le prendre. Il existait toujours dans un coin du Dauphiné où Laurent passait ses vacances autrefois.

Et pourtant, il lui paraissait plus improbable, plus définitivement perdu que les deux jeunes gens inconnus qui s’y rencontraient pour s’aimer…

— Je l’ai connue chez un producteur de radio de mes amis, à la campagne, pas loin d’ici, un dimanche.

Il ajouta, pour lui seul :

— Jusqu’alors j’avais horreur des dimanches…

Martine ne parut pas choquée le moins du monde.

— Et maintenant tu les aimes ?

— Maintenant je sais que ce jour-là aussi il peut se passer quelque chose…

— Coup de foudre ?

— Non. On lui a demandé de chanter, elle a refusé.

« Et puis le soir… »

Il se tut pour mieux revivre son souvenir.

Le soir, comme il regagnait sa chambre, il avait entendu des accords de guitare et la voix frêle de Lucienne. Alors, au bout d’un instant, il était allé frapper à sa porte. Et ils avaient passé une partie de la nuit, elle à chanter, lui à l’écouter, couché à plat ventre sur la moquette de sa chambre.

Il le dit à Martine. Elle parut comprendre.

— Ensuite ?

— Rien. Je suis resté six mois sans la revoir. Puis je l’ai retrouvée dans un cabaret de la rive gauche où j’avais charrié des clients de Belgique. Pour épater mes hôtes, je l’ai invitée à notre table, après son tour de chant…

— Et alors ?

— Et alors je l’ai raccompagnée chez elle ; je lui ai demandé un rendez-vous ; elle me l’a accordé ; et nous nous sommes revus, revus, revus, revus et épousés…

Il se mit à fredonner le refrain de la chanson. Et ce fut comme si Lucienne avait été là, près de lui, avec sa guitare aux flancs brillants et son regard perdu dans l’infini de sa musique…

— Tu l’admires ?

Comment Martine pouvait-elle manquer à ce point de psychologie !

— Non, mais j’aime bien ce qu’elle fait…

Ils écoutèrent la chanson jusqu’au bout. Aussitôt après venait La rue barrée, un succès. Laurent l’aimait moins que la précédente.

— Elle passe où, en ce moment ? demanda Martine.

Ses questions à propos de Lucienne commençaient à sérieusement agacer Laurent.

— Gala à Angers… Demain et après-demain, Nantes… Puis elle revient…

— Et moi je m’en vais, compléta Martine. C’est une drôle de vie la vie d’artiste. Tu l’as accompagnée dans ses tournées ?

— Bien sûr…

— C’est marrant ?

— C’est tout, sauf marrant… Des kilomètres, des hôtels, des restaurants, des répétitions, des représentations… On finit par ne plus savoir dans quelle ville on se trouve, et, qui pis est, par s’en foutre !

— Tu es riche, elle pourrait laisser tomber ? objecta Martine avec un bon sens teinté du plus pur matérialisme…

— Ce n’est pas une question de fric.

— Elle t’aime ?

Il s’était souvent posé la question. Lucienne l’aimait-elle ? Intimement, il en était persuadé ; mais cela le gênait d’en parler, surtout avec sa maîtresse. Lorsque sa femme revenait de tournée, elle avait des mots et des caresses qui traduisaient une joie très intense…

Et elle chantait. Pas de sa voix d’artiste, pas de sa voix professionnelle, mais comme n’importe quelle femme heureuse, des airs qui n’étaient pas les siens.

Un oiseau vint se poser sur la petite table de rotin et se mit à le contempler de son œil rond, en bougeant la tête de façon saccadée comme s’il eût été mécanique.

Laurent et Martine se retinrent de respirer afin de ne pas l’effrayer. Cette familiarité de l’oiseau semblait contenir un présage, ils ne savaient pas lequel.