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— Non. Et je n’ai rien demandé. J’étais abruti. Je le suis encore…

— Viens !

Elle n’avait défait sa valise que pour prendre sa robe légère. Son deux-pièces gisait encore sur le lit.

Pour la première fois elle eut honte de se changer dans la chambre à coucher de Lucienne. Une photographie de celle-ci était fixée au mur. Elle la représentait sur scène, dans le faisceau d’un projecteur, sa guitare entre les bras, comme un enfant.

Laurent prit un complet d’alpaga bleu dans sa penderie et une chemise blanche dans un tiroir de la commode. Il essayait toujours de comprendre. La peur qui s’épanouissait en lui, lui donnait mal au cœur et mettait une sorte de froid intense dans toute sa poitrine. Il écoutait la troisième chanson du disque.

Entre la première et la troisième chanson, son existence s’était transformée.

Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter. Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

Il tentait de se représenter un amour flottant sur une rivière. Maintenant les paroles de cette chanson ne contenaient plus aucune magie.

— Tu vas à la gendarmerie ?

— Oui. Ils ne m’ont pas dit dans quelle clinique…

Ça y était, le chagrin commençait de sourdre. Le mot « clinique » venait de déclencher dans son esprit quelque chose de nouveau.

Clinique ! Lucienne était dans une clinique, cassée, abîmée et des hommes essayaient de la réparer !

— Qu’est-ce qu’elle a comme voiture ?

Il regarda Martine qui se tenait devant lui, un peu déhanchée afin de pouvoir agrafer sa jupe.

— Hein ?

— Qu’est-ce qu’elle a comme voiture ?

— Une américaine…

— C’est costaud, ça, murmura la jeune femme. Elle ne doit pas être tellement blessée.

Ils partirent quelques minutes plus tard. Dans le living, la dernière chanson venait de s’arrêter et le bras du pick-up se soulevait, dans un mouvement fantasmagorique pour aller se poser sur le déclic d’arrêt. La pochette du disque gisait à terre. On y voyait une photographie en couleurs de Lucienne, le visage à demi masqué par sa guitare…

Laurent pensa à l’instrument. Peut-être était-il brisé à l’heure présente ? Il essaya d’imaginer ce délicat coffrage de bois éclaté, avec ses cordes rompues, pareilles à des entrailles. Ce fut une vision très intense, très présente de l’accident. Ou plutôt ce fut l’accident lui-même. Les objets mutilés donnent davantage que les gens morts la notion de destruction.

Pendant le voyage, les pensées de Laurent n’évoluèrent pas.

Il s’était fait un tableau de Lucienne dans un lit de clinique, avec des pansements au visage ; et il avait beau s’efforcer « d’aller plus loin », il s’abîmait dans cette vision incertaine.

— Je ne me rappelle plus sa voix, murmura-t-il, tandis qu’ils roulaient sur l’autoroute de l’Ouest.

Martine ne broncha pas, mais mentalement, se mit à fredonner Rue barrée. Elle, par contre, possédait une mémoire auditive parfaite. Elle avait en tête les moindres inflexions de la chanteuse, ses respirations, et chaque note de la guitare.

La route fut sans âme, inerte, et ils ne la virent pas. Laurent roulait à folle allure et, timidement, comme si elle était honteuse d’avouer sa peur à un pareil moment, Martine lui en fit l’objection.

Il ralentit un peu, sans dire un mot. Comment l’accident s’était-il produit ? D’ordinaire Lucienne roulait prudemment. Elle redoutait les accidents. C’était même à cause de cette hantise qu’elle avait acheté pour ses déplacements une voiture américaine que Laurent avait baptisée « le tank de ma voix d’or ».

Il songeait à la grosse Cadillac blanche, si lourde, si massive. Peut-être était-elle rentrée dans un camion ?

Il n’avait jamais aimé la grosse voiture. Il prétendait qu’elle n’était pas à l’échelle de la France et il vantait les mérites de sa Lancia, si racée, si latine, qui se faufilait à travers la circulation comme un rat.

Martine éternua à cause du courant d’air, et il la regarda comme s’il découvrait seulement sa présence à ses côtés.

N’était-elle pas déplacée ? Laurent s’était toujours efforcé de ne pas céder au conformisme, pourtant, la situation lui parut très équivoque. Il regretta d’avoir emmené sa maîtresse.

— Tu es certain qu’elle devait se produire à Angers ? demanda tout à coup Martine.

Chose curieuse, jusque-là il n’avait accordé à ce détail qu’un intérêt très secondaire. Le fait lui avait semblé inattendu, mais pas tellement surprenant…

— Je me suis peut-être trompé, fit-il. J’ai dû mélanger les villes…

— Sûrement.

Lorsqu’ils approchèrent de Lisieux, ils se mirent à regarder les bas-côtés de la route, pensant y découvrir des traces de l’accident. Ils n’en trouvèrent pas. Seulement, comme ils entraient en ville, Laurent aperçut la Cadillac attelée à la grue d’une dépanneuse. Il crut que son cœur lui remontait dans le gosier.

— Regarde ! fit-il.

Martine devint très pâle. L’énorme voiture blanche avait quelque chose de sinistre sur ses pattes de derrière.

On eût dit un éléphant blanc, mal dressé. Elle avait apparemment peu de dégâts. Une roue avant était aplatie, une aile écrasée et le pare-brise avait volé en éclats…

Laurent ralentit pour regarder le véhicule. Au volant de la dépanneuse, un gros type en blouse bleue sifflait et ses grosses joues rouges ressemblaient à des fesses de bébé bien portant.

— Tu t’arrêtes ? questionna Martine.

— À quoi bon…

Il lança un coup de klaxon et pressa l’accélérateur. Cela lui fit une curieuse impression de doubler « le tank de ma voix d’or ».

L’étrange attelage s’amenuisa dans son rétroviseur et disparut.

— Sa guitare n’est sûrement pas cassée, murmura-t-il.

Martine lui jeta un regard surpris.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je pensais à sa guitare… C’est bête ?

Elle comprit et secoua la tête.

Il faisait doux. Le soir avait des couleurs d’une délicatesse infinie et, sur la petite ville apaisée, régnait le même calme enchanteur que dans le jardin de Villennes.

Laurent s’arrêta pour demander à un agent le chemin de la gendarmerie. C’était tout près : deux rues plus loin.

— Tu veux que je t’attende dans un café ? demanda Martine.

— Si tu veux…

Il avait besoin d’être seul. Jusque-là, à cause de la présence de la jeune femme, il n’avait pas eu sa totale liberté de pensée.

Elle désigna un petit établissement, à l’angle de deux rues. Il y avait une terrasse avec des fusains dans des demi-tonneaux peints en vert.

— Tu reconnaîtras ?

— Oui.

Elle descendit, referma la portière et le contempla par la vitre… Elle voulut lui parler et tapota la glace. Laurent se pencha pour la baisser un peu.

— Je voudrais te dire, commença-t-elle.

Elle était jolie dans son deux-pièces de flanelle bleue. Si vivante avec ses cheveux blonds, ses minuscules taches de rousseur autour du nez, et ses yeux tendres, d’un bleu constellé de petits points sombres.

— Je voudrais te dire que je suis avec toi, comme une amie… Que je suis avant tout ton amie. Ton amie, Laurent, tu comprends ?