Выбрать главу

Laurent évoqua fugitivement le salon de l’auto. À cause du mot suspension.

— Bon, alors faites le nécessaire, dit-il.

Il ouvrit son portefeuille.

— Voici mon adresse.

— Vous ne voyagerez pas avec elle ?

— Non.

Il avait répondu spontanément, d’instinct. Ce n’est qu’après cette réponse catégorique qu’il étudia la question. Mais il ne regretta pas. Il ne se sentait pas le courage de voyager aux côtés de cette Lucienne inconnue, inerte, et touchée à mort ; c’était au-dessus de ses forces.

— Vous la ferez accompagner, s’il vous plaît.

Le chirurgien acquiesça.

— Je voudrais téléphoner, docteur.

— Demandez au bureau, en bas.

Ils se séparèrent. Laurent fit signe au brigadier qu’il descendait. Il avait les jambes molles. Il pensa à Martine qui l’attendait dans ce petit café de sous-préfecture et il ressentit une espèce de réconfort à l’idée qu’elle était près de là.

Une jeune fille boutonneuse tapait à la machine dans un bureau vitré. Elle sentait le propre d’hôpital. Il se présenta. Elle prit aussitôt une expression navrée et murmura :

— Je suis très peinée, monsieur. J’ai tous « ses » disques…

Tous ses disques…

Pour une fois, il eut un peu de mémoire auditive. Il vit le 33 tours qui attendait sur le pick-up, à Villennes, et l’une des phrases qui y étaient gravées frappa ses oreilles.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

— Je peux téléphoner à Paris ?

— Certainement. Quel numéro ?

Il se pinça le haut du nez. Il ne se souvenait plus du téléphone de Jo Bardin.

— Ça vous ennuierait de chercher dans l’annuaire le fil de l’Agence Élysée-Music-Hall ?

— Mais pas du tout.

Elle reportait sur Laurent un peu de son admiration pour Lucienne.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

Une autre phrase le troublait. Pas une phrase de chanson, mais une phrase parlée qu’il avait entendue un instant auparavant.

Elle l’avait inconsciemment choqué. C’était le chirurgien qui l’avait prononcée en entrant dans la chambre de Lucienne : « Vous êtes le mari ? » avait-il demandé. Pourquoi cette question, au bout d’un moment, faisait-elle souffrir Laurent ?

— J’ai le numéro, monsieur Cassandre.

Il regarda la petite secrétaire. Elle lui donnait le nom de théâtre de sa femme. Il eut envie de lui expliquer que c’était Lucienne au contraire qui s’appelait Haller et que lui… Mais elle n’en continuerait pas moins à le considérer comme une espèce de prince consort.

— Il y a une cabine dans le hall, si vous voulez.

— Ce n’est pas la peine.

Elle appela le numéro et lui tendit le combiné. À cette heure, l’Agence devait être fermée, mais Bardin passait sa vie dans son bureau Empire.

Il avait une tête d’ancien boxeur qui ne serait pas trop endommagé. Ce fut lui qui décrocha.

— Jo ?

— J’écoute !

Il avait une voix faite exprès pour discuter des contrats.

— C’est Haller !

— Ah ! bonjour, vieux, quoi de neuf ?

— Lucienne vient d’avoir un accident.

Bardin baissa le ton. Ce fut sa seule réaction.

— Grave ?

— Très grave, le chirurgien estime qu’elle est perdue !

Laurent avait beau affirmer cela, il continuait d’être secrètement convaincu du contraire. Cela ressemblait à un jeu monstrueux. Il jouait à faire semblant de croire que Lucienne allait mourir. Mais il savait qu’elle vivrait.

Bardin devait penser à toute allure aux tournées signées ; peut-être chiffrait-il déjà le manque à gagner que cette disparition allait lui occasionner ?

— Comment c’est arrivé ?

— À Lisieux, sa voiture s’est renversée.

— Son gros veau ?

— Oui.

Laurent s’attendait à une marque d’étonnement de la part de Jo.

Il répéta :

— À quelques kilomètres de Lisieux…

Il devina comme une hésitation et crut que Bardin allait exprimer sa surprise.

— J’arrive, fit simplement celui-ci.

— Pas la peine, Jo, on la ramène à la maison.

— Alors je passerai dans la soirée.

Laurent se racla la gorge.

— Ça doit vous mettre dans l’embarras question de la tournée, non ?

— Ne vous inquiétez pas de ça. Elle devait partir dans un mois pour faire les casinos, d’ici là…

— Mais, balbutia Haller, les galas en cours…

L’autre devait le trouver odieusement matérialiste. Il ne pouvait pas comprendre le vrai mobile de ces questions.

— Pas de galas pour l’instant, dit Jo Bardin.

— Mais, je croyais… Angers ?

— Oui, ça avait été envisagé mais je ne me suis pas mis d’accord avec les organisateurs. Ces gars-là croient toujours que les artistes sont des philanthropes… Pauvre Lucienne, je suis catastrophé, mon vieux !

Laurent bredouilla des remerciements et raccrocha.

« Vous êtes le mari ? »

Oui, il était le mari. Un mari trompé. Il avait cru aveuglément en Lucienne…

Il aperçut un oiseau, perché sur l’appui de la fenêtre : un pinson aux ailes barrées de blanc qui le regardait en lançant un petit cri sec qui devait être un appel.

— Je vous dois combien, mademoiselle ?

— Je mettrai sur la note.

Laurent songea qu’il vivait dans une société où tout était chiffré, tarifé, y compris l’annonce d’une infortune conjugale.

— J’aimerais compulser l’annuaire téléphonique du Calvados…

Elle le lui tendit. Il s’isola un peu et se mit à chercher le nom d’Édouard Daurant. Le brigadier de gendarmerie lui avait dit que celui-ci était propriétaire d’un haras dans la région de Caen. Il aurait pu demander des précisions, mais une espèce de respect humain l’en empêchait. Il se mit à lire tous les « D » et tous les « H » de chaque commune. Cela lui prit un certain temps, mais il trouva ce qu’il cherchait.

Haras E. Daurant, Jeanville. Tél. : 8.

Il referma l’annuaire et sortit en oubliant de saluer la petite secrétaire qui possédait tous les disques de Lucienne.

CHAPITRE IV

— Alors ?

Elle avait attendu plus d’une heure en regardant les jeunes gens massacrer un billard électrique. Martine avait l’impression que lorsque Laurent reviendrait, il lui annoncerait la mort de sa femme. Elle aurait pu se réjouir de cet accident qui lui laissait le champ libre, et pourtant elle était taraudée par une peine secrète, douce-amère. Elle s’apercevait avec stupeur qu’elle avait une sorte d’amitié pour Lucienne Cassandre ; à cause de sa voix, à cause de sa maison, de ses objets intimes que les circonstances lui avaient rendus familiers. C’était quelqu’un qui existait en elle. Elle ne l’avait jamais vue ailleurs que sur une scène, et pourtant elle la connaissait parfaitement.

La glace avait fondu dans son verre de whisky. Une pénombre violette stagnait entre les fusains de la terrasse. Martine se dit qu’en toute autre circonstance elle aurait aimé attendre Laurent dans ce café de province. Elle savait attendre. C’était un don bizarre qui lui avait rendu la vie plus facile.