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KARINE GIÉBEL

Purgatoire des innocents

À Pascal, mon frère

PROLOGUE

Je ne me souviens plus vraiment. On dirait que j’ai enterré ça quelque part, sous des mètres cubes de conscience.

Des images, des mots, des sensations, des odeurs.

Des douleurs.

Rien de précis.

Comme si ça n’était jamais arrivé.

Comme si ça ne m’était jamais arrivé.

C’est arrivé, pourtant.

Une blessure toujours à vif, une meurtrissure qui saignera jusqu’à la mort. Une plaie aussi profonde qu’un abîme, dans laquelle je me suis perdue. Oubliée.

Dur à expliquer.

Ça a juste changé ma vie. Ça m’a transformée en je ne sais trop quoi…

Chaque femme a sa façon bien à elle de réagir à cet outrage indélébile.

Chaque femme et chaque enfant.

Ceux qui ont subi cela savent de quoi je parle. Les autres ne peuvent l’imaginer, même avec la meilleure volonté du monde.

Peu de gens peuvent comprendre. Ou beaucoup trop, malheureusement.

Mais tout le monde peut juger. Ce que je suis devenue.

Si facile de juger.

Si difficile à comprendre.

Ça ne fait pas seulement mal à en mourir. C’est bien pire. Ça vous ronge, lentement, de l’intérieur. Ça vous dévore, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une enveloppe vide et sèche.

J’aurais tellement voulu qu’il me tue. Qu’il m’achève. Ç’aurait été charitable de sa part. Mais il ignorait la pitié, je crois.

Et moi, j’ai oublié ce que c’était.

Il m’a tout pris, ne m’a rien laissé.

Ce jour-là j’ai compris qu’on peut mourir plusieurs fois.

Moi, je suis morte dans une chambre sordide, il y a longtemps. Tellement longtemps…

Pourtant, quelque chose a survécu. Ou plutôt, quelque chose est né ce jour-là.

Quelque chose qui marche et qui parle à ma place.

Mardi 4 novembre

CHAPITRE 1

15 h 00 — Paris, place Vendôme.

— Collier en platine, incrusté d’un diamant blanc en poire de huit carats, de deux diamants jaunes de sept et cinq carats et de deux diamants roses de deux carats chacun.

Il a psalmodié avec élégance et distinction. Presque à voix basse, tellement c’est indécent.

Il scrute désormais le visage de la jeune femme, sûr de son effet. Elle a des yeux étonnants, qui le mettent légèrement mal à l’aise. Le gauche est bleu, irisé d’un soupçon de vert. Le droit est marron foncé. Deux bijoux sertis dans un visage délicat à la peau mate. D’ailleurs, elle n’est pas maquillée. Ses yeux n’ont vraiment besoin d’aucun artifice.

Ce collier lui irait à merveille. Toutes les femmes ne sont pas faites pour porter trois millions d’euros autour du cou.

Elle, si.

Maintien de reine, élégance naturelle. Pourtant, elle ne doit pas nager dans le luxe depuis très longtemps. Ça aussi, le bijoutier le sent. Ayant l’habitude de voir défiler les clientes richissimes au milieu de ses vitrines, il distingue bien vite celles qui sont nées dans l’opulence de celles qui viennent d’y accéder.

Cette femme a quelque chose de rebelle dans l’attitude comme dans le regard. Quelque chose de dangereux, de sauvage. D’animal.

Le quadragénaire qui l’accompagne ne correspond pas non plus au portrait type du milliardaire. Malgré son costume Armani, l’Audemars Piguet qui orne son poignet, il ressemble à un voyou. Une vieille cicatrice barrant sa joue droite lui confère un air de truand. Il n’a pas dû tendre la gauche, c’est évident. Encore un nouveau riche… ou un mafieux. Qui lève les yeux vers le vendeur ; regard froid et direct.

— Il est magnifique, dit-il.

— Magnifique en effet, confirme le bijoutier.

Un troisième client entre dans la bijouterie, jeune homme élégant que l’assistante prend instantanément en charge. Le bijoutier l’observe à la dérobée puis se focalise à nouveau sur ses acheteurs potentiels. S’il vend ce collier aujourd’hui, cette pièce exceptionnelle…

La femme aux yeux vairons ne dit rien. Elle contemple le bijou, parfaitement immobile. Puis elle regarde son mari — ou son amant — et un sourire la transfigure.

— Je le veux, dit-elle.

— Il est à toi… Tout ce qui se trouve ici est à toi, ajoute l’homme. N’est-ce pas monsieur ?

Les lèvres du bijoutier se crispent, sa gorge devient curieusement sèche.

— N’est-ce pas ? répète le client.

— Monsieur est généreux, hasarde le bijoutier. Ou éperdument amoureux !

— Ni l’un ni l’autre, répond l’homme en écartant le pan de sa veste.

Le Colt Double Eagle brille presque autant que le collier.

— Monsieur est juste armé.

16 h 30 — 300 kilomètres au sud de Paris.

Le 4 × 4 fonce sur la petite route aussi droite que déserte.

Au milieu des champs, des forêts profondes, des étangs mystérieux. Des manoirs de sorcières, des fermes d’un autre âge ou ultramodernes…

Sandra va être en retard. Mais c’est sans importance : ils l’attendront. Parce qu’ils n’ont qu’elle.

Soleil généreux cet après-midi ; alors que ce matin encore, le brouillard semblait éternel.

Ce matin… Il est parti, à l’aube. Sandra l’a suivi des yeux, jusqu’à ce que la brume l’absorbe et l’enlève à son regard. L’angoisse l’a empêchée de se rendormir alors pourtant qu’il reviendra dans quelques jours. Séparation inéluctable, douloureuse. Il devait partir, avait une mission à accomplir. Dangereuse.

Mais le risque est toujours calculé.

Il reviendra très vite, ne m’abandonnera jamais. Parce qu’il m’aime, parce qu’on est comme les deux moitiés d’un même être.

Chairs complémentaires.

À l’idée de son retour, elle est secouée par un frisson.

Braquage sanglant en début d’après-midi, dans une célèbre bijouterie de la place Vendôme à Paris…

Sandra lève le pied, monte le son de l’autoradio.

Les voleurs, trois hommes et une femme, ont agi peu après quinze heures en se faisant passer pour des clients fortunés. Mais une fusillade a éclaté alors que les malfaiteurs quittaient l’établissement… échange de coups de feu avec les forces de l’ordre qui a coûté la vie à une passante et grièvement blessé un policier. D’après les éléments dont nous disposons, un des braqueurs aurait également été touché. Les malfaiteurs ont malgré tout réussi à prendre la fuite avec un butin qui pourrait se monter à plusieurs millions d’euros selon les premières estimations…