— Ben…
— De même, on ne marcherait pas avec une canne à six heures du soir parce qu’on n’aurait que… euh… cinquante-deux ans, énonça Teppic en gribouillant furieusement. En fait, on n’aurait pas franchement besoin d’aide pour se tenir debout avant au moins neuf heures et demie, d’après moi. Ceci en supposant que toute une vie s’écoule en un seul jour, ce qui est, je crois l’avoir déjà fait remarquer, parfaitement ridicule. Je regrette : le principe est valable, mais l’énigme ne colle pas.
— Ben… refit le Sphinx mais avec irritation cette fois, je ne vois pas ce que je peux y faire. C’est la seule que je connaisse. Je n’en ai jamais eu besoin d’autres.
— Il suffit de la modifier un peu, c’est tout.
— Comment ça ?
— Faites-la un peu plus réaliste.
— Hmm. » Le Sphinx se gratta la crinière avec une griffe. « D’accord, reprit-il sans grande assurance. J’imagine que je pourrais demander : Qu’est-ce qui marche sur quatre pieds…
— Métaphoriquement parlant, l’interrompit Teppic.
— Sur quatre pieds, métaphoriquement parlant, convint le Sphinx, pendant environ…
— Vingt minutes, on a dit, je crois.
— …d’accord, très bien, pendant vingt minutes le matin, sur deux pieds…
— Mais moi, je crois qu’appeler ça le matin, c’est un peu tiré par les cheveux, fit Teppic. C’est juste après minuit. Je veux dire, techniquement c’est bien le matin, mais au sens strict c’est encore la nuit, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Une ombre de panique s’étendit et figea le visage du Sphinx.
« Qu’est-ce que vous, vous en pensez ?
— Voyons où nous en sommes, d’accord ? Qu’est-ce qui, métaphoriquement parlant, marche sur quatre pieds juste après minuit, sur deux pieds pendant le plus gros de la journée…
— …sauf accident, fit le Sphinx d’un air pathétique, soucieux de montrer qu’il apportait sa contribution.
— Très bien, sur deux pieds sauf accident jusqu’à l’heure du dîner au moins, après quoi sur trois pieds…
— J’ai connu des gens qui s’aidaient de deux cannes, dit le Sphinx avec obligeance.
— D’accord. Qu’est-ce que vous dites de : après quoi sur deux pieds ou avec toutes les aides prothétiques de son choix ? »
Le Sphinx réfléchit à la question.
« Ou-uii, dit-il gravement. On dirait que ça couvre tous les cas de figure.
— Alors ? fit Teppic.
— Alors quoi ?
— Alors, la réponse ? »
Le Sphinx posa sur lui un regard glacial puis découvrit ses crocs.
« Oh, non. Vous ne me coincerez pas comme ça. Vous me prenez pour un imbécile ? C’est à vous de me donner la réponse.
— Ah, la barbe, fit Teppic.
— Vous avez cru m’avoir, hein ?
— Pardon.
— Vous avez cru pouvoir m’embrouiller, hein ? » Le Sphinx eut un grand sourire.
« Ça valait le coup d’essayer, dit Teppic.
— Je vous comprends. Alors, c’est quoi, la réponse ? »
Teppic se gratta le nez.
« Aucune idée, fit-il. À moins… – mais je dis ça à tout hasard, vous comprenez – à moins que ce soit : un homme. »
Le Sphinx lui jeta un regard mauvais.
« Vous êtes déjà venu, c’est ça ? dit-il d’un ton accusateur.
— Non.
— Alors quelqu’un a parlé, hein ?
— Qui aurait pu parler ? Est-ce que quelqu’un a déjà trouvé la solution de l’énigme ?
— Non !
— Alors, vous voyez. Personne n’a pu parler, pas vrai ? »
Les griffes du Sphinx grattèrent avec humeur le rocher.
« Je suppose que je dois vous laisser passer, dans ce cas, grommela-t-il.
— Merci.
— Vous me feriez plaisir en ne répétant la réponse à personne, je vous prie, ajouta le Sphinx avec froideur. Je ne voudrais pas en priver les autres. »
Teppic grimpa tant bien que mal sur un rocher puis sur Sale-Bête. « Ne vous en faites pas pour ça », dit-il en éperonnant le chameau. Il ne put s’empêcher de noter que le Sphinx remuait les lèvres en silence, comme s’il essayait de comprendre quelque chose.
Sale-Bête n’avait couvert qu’une vingtaine de mètres lorsqu’un rugissement de rage éclata dans son dos. Pour une fois l’animal oublia l’étiquette qui lui imposait d’attendre un coup de bâton avant d’entreprendre quoi que ce soit. Ses quatre pieds s’écrasèrent sur le sable et poussèrent.
Ce coup-ci, il ne fit pas d’erreur dans ses calculs.
Les prêtres perdaient la raison.
Non parce que les dieux leur désobéissaient. Parce que les dieux les ignoraient.
D’accord, les dieux les avaient toujours ignorés. Il faut beaucoup de talent pour persuader un dieu d’obéir, et les prêtres ne doivent pas garder les deux pieds dans la même sandale. Par exemple, quand on pousse un rocher du haut d’une falaise, une requête rapide auprès des dieux pour qu’il tombe jusqu’en bas reçoit à coup sûr un écho favorable. De la même manière, les dieux garantissent le coucher du soleil et l’apparition des étoiles. Ils acceptent de bonne grâce toute pétition leur demandant de veiller à ce que les palmiers poussent les racines dans le sol et les feuilles au sommet. Dans l’ensemble, le prêtre qui se soucie de ce genre de détails s’assure un fort pourcentage de réussite.
Pourtant, c’est une chose de savoir que les dieux vous ignorent quand ils restent à distance, à l’abri des regards, et une autre de les voir se balader dans la nature. Il y a de quoi se sentir ridicule.
« Pourquoi est-ce qu’ils n’écoutent pas ? » geignait le grand prêtre de Teg, le dieu à tête de cheval de l’Agriculture. Il était en larmes. La dernière fois qu’on avait vu Teg, il arrachait du blé en riant bêtement, assis dans un champ.
Les autres grands prêtres n’allaient pas mieux. Les rituels consacrés par le temps avaient empli le palais d’une fumée bleue douceâtre et grillé assez de bestiaux pour affronter une famine, mais les dieux s’installaient dans le Vieux Royaume en propriétaires, et la population ne comptait pas plus que des insectes.
La foule attendait toujours devant le palais. La religion avait dirigé le royaume pendant près de sept mille ans. Derrière les yeux de chaque prêtre à son poste se dessinait l’image claire de ce qui arriverait si jamais le peuple s’avisait, l’espace d’un instant, qu’elle ne dirigeait plus rien.
« Alors, Dios, dit Koomi, on se tourne vers vous. Que voulez-vous qu’on fasse ? »
Assis sur les marches du trône, Dios gardait les yeux rivés par terre, la mine sombre. Les dieux n’écoutaient pas. Ça, il le savait. Il le savait mieux que personne. Mais ça n’avait pas eu d’importance jusqu’à ce jour. On faisait comme si et on donnait la réponse. L’important, c’était le rituel, pas les dieux. Les dieux étaient là pour tenir lieu de mégaphones, sinon le peuple écouterait qui ?
Tandis qu’il s’efforçait de réfléchir clairement, ses mains effectuèrent les gestes du rituel de la Septième Heure, obéissant à des instructions neurales aussi rigides et inaltérables que des cristaux.
« Vous avez tout essayé ? demanda-t-il.
— Tout ce que vous nous avez conseillé de faire, ô Dios », répondit Koomi.
Il attendit que la plupart des prêtres les regardent puis, d’une voix plus forte, il poursuivit : « Si le roi était là, il intercéderait pour nous. »