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— Et simple. Le double des clefs de voiture ne doit jamais être perdu, commissaire.

— Et s'il l'est ?

— On le cherche jusqu'à épuisement des forces. Le double des clefs de voiture fait partie de ces objets qui nous crétinisent.

— J'ai perdu mon portable à Grimsey.

— Où cela ?

— Dans des excréments où une brebis l'a enfoncé d'un coup de patte.

— Et vous n'avez pas tenté de l'extraire jusqu'à épuisement ?

— Ne mésestimez pas la puissance d'un sabot de brebis, Retancourt. Il devait être brisé.

— En attendant, vous êtes sans téléphone ?

— J'ai pris celui du chat. Enfin, celui qui est posé sur la photocopieuse à côté de lui. Celui qui dysfonctionne. Je crois qu'un jour, le chat lui a pissé dessus. Je crois que mes portables sont voués à un destin excrétal. Je ne sais pas comment je dois le prendre.

— Il n'a rien fait au portable, objecta Retancourt, qui défendait le chat — nommé La Boule — comme la prunelle de ses yeux. Mais c'est vrai que ce portable fait des « i » à la place des « e » et des « o » à la place des « p ».

— C'est cela. Donc si vous recevez un message tel que : « Ji oars », ce sera de moi.

— Cela va simplifier le travail. Rien de bien grave.

— Rien.

— Comment vont-ils ? demanda-t-elle d'une voix beaucoup plus basse. Gunnlaugur, Rögnvar, Brestir… ?

— Ils vous envoient leur amitié. Croyez-le ou non, Rögnvar a gravé votre portrait sur le plat d'une rame.

Adamsberg était heureux d'avoir retrouvé Retancourt, mais il n'avait pas su le lui dire, sauf par quelques gestes. Il arrivait que cette « déesse polyvalente », comme il la nommait, un mètre quatre-vingt-cinq, cent dix kilos, dotée de l'énergie de dix hommes, l'impressionnât assez pour lui faire perdre son aisance naturelle. D'une puissance physique inégalable et d'une résistance mentale indélogeable, Retancourt apparaissait à Adamsberg comme un arbre de légende : de ceux sur les branches desquels la totalité des agents de la Brigade, perdus à la nuit dans une vaste forêt secouée par la tempête, pourraient se réfugier dans une sécurité définitive. Un chêne celtique. Bien sûr, avec ces qualités inusuelles, le lieutenant ne prétendait pas à la séduction féminine, et Noël ne manquait pas de le lui rappeler parfois grossièrement. Bien que Retancourt eût des traits délicats dans un visage certes presque carré.

Il gara la voiture noire et lustrée devant la Brigade au moment où Kernorkian et Lamarre lui amenaient Carvin, qui examina le commissaire d'un coup d'œil. Le pantalon et la veste de toile noire élimés, le tee-shirt passé, qui avait pu être gris, ou bleu, tout cela ne convenait pas à l'idée que se faisait maître Carvin du dirigeant assez réputé de la Brigade criminelle. L'avocat lui tendit la main.

— Il paraît, monsieur le commissaire, que vous m'emmenez faire un tour ?

Sans attendre de réponse, Carvin se dirigea vers la place passager.

— Maître, dit Adamsberg en lui tendant les clefs, j'aimerais que vous conduisiez.

— Ah ? Vous testez mes aptitudes ?

— Sans doute.

— Comme vous voudrez, dit l'avocat en contournant le véhicule.

Carvin ne pouvait pas se défaire de son ton légèrement provocant, mais Adamsberg le trouva plus affable qu'avec ses adjoints. Pour cet homme en perpétuelle posture de domination, Adamsberg était un chef et, à l'instinct, il estimait plus prudent de se mettre à distance. Ce n'est pas parce qu'un homme porte une vieille veste de toile et qu'il est de petite taille qu'il faut pour autant le négliger, s'il est un chef.

— Je suppose, dit l'avocat en se glissant derrière le volant, que cette voiture n'appartient pas à votre Brigade. Ou bien on nous ment sur les moyens de la police.

— Elle appartient au divisionnaire, dit Adamsberg en bouclant sa ceinture. J'ai idée que vous conduisez bien, mais vite. Et je dois la lui rapporter intacte ce soir. Aussi faites-y attention, je vous en prie.

Carvin mit le contact et sourit.

— Faites-moi confiance. Où va-t-on ?

— Au parking de la salle de jeux vidéo.

— Et ensuite sur le lieu de l'assassinat de ma femme ?

— Pour commencer, oui.

L'avocat s'engagea sur la chaussée, actionna le clignotant sans même le chercher, et tourna à gauche.

— Je suppose que vous allez jouer à cela avec ce Bouzim aussi ?

— Bouzid. Oui, bien entendu.

— J'avoue que je ne vois pas où vous voulez en venir, commissaire.

— Je ne le vois pas toujours moi-même, si cela peut vous rassurer.

— Je ne suis pas inquiet. Bonne voiture, très bonne voiture.

— Vous aimez les voitures ?

— Quel homme ne les aime pas ?

— Moi par exemple. Elles m'indiffèrent.

Après avoir garé la voiture face à la salle de jeux, puis pris la rue du Château-des-Rentiers, Carvin s'arrêta au feu rouge où son 4×4 avait écrasé sa femme.

— Voilà, commissaire. Et maintenant ?

— Revenez à la salle de jeux, comme l'a fait l'assassin.

Adamsberg lut sur les lèvres de l'avocat son mépris pour l'astuce si simpliste du commissaire.

— Et par où voulez-vous que je passe ?

— Allez par les petites rues. Prenez la première à droite, puis encore trois fois à droite et nous y serons.

— Entendu.

— Attention, il y a des travaux rue de l'Ormier, la chaussée est un peu défoncée.

— Pas de risques que j'abîme votre voiture, commissaire, dit Carvin en démarrant.

Quatre minutes plus tard, ils passaient à nouveau devant la salle de jeux. Adamsberg fit signe de poursuivre et de rentrer à la Brigade.

— Entrez je vous en prie, dit-il, le commandant souhaiterait s'entretenir avec vous.

— Pas vous ?

— Non, pas moi.

— Le commandant ? Je lui ai déjà parlé je ne sais combien de temps.

— Ce n'est pas le même.

— Cela sent, chez vous, observa Carvin en levant le visage.

— On a eu une livraison, dit Adamsberg.

Danglard se présenta à eux. Maître Carvin apprécia le costume anglais de coupe parfaite que portait ce grand homme sans beauté, aux yeux bleus trop clairs, aux jambes dégingandées, au buste voûté. Mais Adamsberg nota une légère appréhension chez l'avocat, et qui ne tenait pas à la tenue vestimentaire du commandant. Il avait perçu en Danglard un ennemi bien autre que ceux qu'il avait jusqu'ici affrontés.

— Nassim Bouzid est déjà arrivé, commissaire, annonça Danglard.

— Très bien, je l'emmène tout de suite.

Les deux suspects se croisèrent dans la salle, l'un suivant Danglard, l'autre Adamsberg.

— Bouzim, espèce de salaud ! cria l'avocat. Mais qu'est-ce qu'elle t'avait fait, hein ? Ordure, barbare ! C'est quoi ton clan ? La secte des Haschischins ? Des Assassins ?

Adamsberg et Danglard tirèrent chacun leur homme par un bras, aidés par Retancourt et Lamarre accourus en appui. Ce fut Bouzid qui écopa de Retancourt, qui lui fit parcourir six mètres en arrière sans qu'on eût bien compris comment.

— Je ne la connais même pas, votre femme ! cria Bouzid.

— Ignoble menteur ! Ce n'est pas interdit, le mensonge, dans le Coran ?

— Qu'est-ce qui te fait dire que je connais le Coran ? Je ne crois même pas en Dieu, imbécile !

— Je te tuerai, Bouzim !

On finit par éloigner les deux hommes et Adamsberg mit cinq bonnes minutes à calmer Nassim Bouzid sur le trottoir, qui répétait d'une voix tremblée que « c'était l'autre qui avait commencé », tel un enfant. Le commissaire l'installa sur le siège conducteur et attendit que l'homme fût prêt, émotionnellement, à prendre le volant.