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— Suis à vingt mètres de La Garbure, encore ouverte. Je t'attends. J'ai une question.

— Non, Louis, désolé.

— J'ai une question.

Adamsberg comprit que Veyrenc, sachant le froid du détroit, le sonnait pour le tirer hors des ombres gelées du reclusoir. Il revit la statuette usée de saint Roch. L'homme s'était englouti dans la forêt, où le chien, messager du monde extérieur, l'avait trouvé.

— J'arrive, répondit-il.

— Parce que tu as faim, toi ? demanda Adamsberg devant son assiette de garbure.

Veyrenc haussa les épaules.

— Pas plus que toi.

— Alors ?

— Tu avales, et j'avale. Je vois les choses comme cela.

Ainsi avalèrent les deux hommes en silence, comme deux gars très concentrés sur leur tâche.

— Tu avais prévu de faire ainsi ? demanda Veyrenc une fois le travail accompli, versant le madiran.

— C'était ta question ?

— Oui.

— On a bu pas mal de madiran, ces deux dernières semaines.

— C'était sans doute nécessaire pour tenir contre le froid et le vent qui nous jetait d'une falaise à l'autre.

— Il n'a pas fait chaud, n'est-ce pas ?

— Réponds-moi. Tu avais prévu de faire ainsi ? De la laisser partir ?

— Oui. Depuis peu, mais oui.

Veyrenc leva son verre et les deux hommes les heurtèrent au ras de la table, en prenant grand soin de ne faire aucun bruit.

— Mais elle y va, elle retourne en cage, dit Adamsberg.

— Si tu ne l'avais pas trouvée, elle t'aurait mis sur sa piste.

— Tu as suggéré qu'elle l'avait fait exprès ? Son faux pas ? Au téléphone ? « C'est rageant que le tueur les ait tous eus » ?

— Cette femme ne commet pas d'erreur. C'était fini, et elle t'attendait.

— Et pourquoi n'ai-je pas réagi ?

— Je crois que je te l'ai déjà dit.

— Ah oui ? Quand ?

— Mes mauvais vers.

— Ah, dit Adamsberg après un silence. As-tu freiné tes pas pour lui laisser sa chance ?

— Tu t'en souviens. Mais tant qu'à faire, si tu veux mémoriser quelque chose, choisis de véritables vers.

— Merci, socraticien, dit Adamsberg, s'adossant de côté, moitié au dossier de la chaise, moitié au mur.

— Au risque de faire du Danglard, on ne dit pas « socraticien ».

— Mais quoi ?

— Philosophe socratique. Mais je ne suis pas philosophe. Tu vas tenter de faire entrer ses boules à neige en prison ?

— Et j'y réussirai, Louis.

Adamsberg leva une main et lut le message qui venait d'arriver sur son portable.

— Je salue le passage du détroit que j'accompagne de mes humbles compliments.

— De qui est-ce, à ton avis ? demanda-t-il en tendant l'écran vers Veyrenc.

— De Danglard.

— Tu vois qu'il a cessé d'être con.

Adamsberg jeta un regard vers Estelle qui, assise à une table éloignée, stylo en main, aurait dû faire ses comptes et ne les faisait pas.

— C'est ta dernière chance, Louis.

— J'ai l'esprit à Cadeirac, Jean-Baptiste.

— Comment pourrait-il être ailleurs ? Mais tu oublies deux choses : à force de ne rien faire, on finit par ne rien faire.

— Faut-il que je note cela ?

Adamsberg secoua la tête. Veyrenc avait réussi à le distraire.

— Surtout pas. On ne note que ce que l'on ne comprend pas.

— Et la seconde chose ?

— C'est notre dernier dîner à La Garbure. Tu n'y reviendras plus, Louis. Ni moi.

— Et pourquoi cela ?

— Il est des lieux, comme cela, qui accompagnent un voyage. Le voyage s'achève et ce lieu s'en va avec lui.

— Le navire emporte son ancre.

— Précisément. Et tu vois donc que tu manques de temps. Y avais-tu pensé ?

— Non.

C'est Adamsberg cette fois qui emplit leurs verres.

— Eh bien penses-y. Le temps de ce verre.

Adamsberg fit silence, accompagné par Veyrenc. Oui, c'était le dernier soir, à n'en pas douter. Après un long moment, Veyrenc reposa son verre vide et acquiesça, d'un léger cillement de paupières.

— Ne bavarde pas, dit Adamsberg en se levant, jetant sa veste sur son épaule. Tu l'as déjà trop fait.

— Tant il est vrai qu'à force de bavarder, on finit par bavarder.

— C'est cela même.

Adamsberg remontait les rues vers chez lui, opérant des détours inutiles, les mains enfoncées dans ses poches, ses doigts enserrant la boule à neige. Le navire emportait son ancre, le navire emportait l'Yraigne. Demain, Lucio rentrait d'Espagne. Il lui raconterait l'araignée, à la nuit, assis sur la caisse en bois. Et Lucio ne pourrait rien lui opposer : toutes les piqûres, morsures, blessures avaient été grattées, jusqu'au sang.

Il se rappelait la voix de Lucio, devant la maison de Vessac, à Saint-Porchaire. Qui le poussait à creuser et creuser encore tandis que lui pensait à fuir. Et Lucio avait seulement dit :

— T'as pas le choix, mon gars.

Remerciements

Mes vifs remerciements au Dr Christine Rollard, arachnologue (Département Systématique et Évolution, Muséum national d'Histoire naturelle), pour les informations qu'elle a bien voulu me fournir sur Loxosceles rufescens, l'araignée recluse.