Le vaste plateau où avançait Michelle Fléchard n’était qu’herbe et bruyère, sans une maison ni un arbre; il s’élevait insensiblement, et, à perte de vue, appuyait sa longue ligne droite et dure sur le sombre horizon étoilé. Ce qui la soutint dans cette montée, c’est qu’elle avait toujours la tour sous les yeux.
Elle la voyait grandir lentement.
Les détonations étouffées et les lueurs pâles qui sortaient de la tour avaient, nous venons de le dire, des intermittences; elles s’interrompaient, puis reprenaient, proposant on ne sait quelle poignante énigme à la misérable mère en détresse.
Brusquement elles cessèrent; tout s’éteignit, bruit et clarté; il y eut un moment de plein silence, une sorte de paix lugubre se fit.
C’est en cet instant-là que Michelle Fléchard arriva au bord du plateau.
Elle aperçut à ses pieds un ravin dont le fond se perdait dans une blême épaisseur de nuit; à quelque distance, sur le haut du plateau, un enchevêtrement de roues, de talus et d’embrasures qui était une batterie de canons, et devant elle, confusément éclairé par les mèches allumées de la batterie, un énorme édifice qui semblait bâti avec des ténèbres plus noires que toutes les autres ténèbres qui l’entouraient.
Cet édifice se composait d’un pont dont les arches plongeaient dans le ravin, et d’une sorte de château qui s’élevait sur le pont, et le château et le pont s’appuyaient à une haute rondeur obscure, qui était la tour vers laquelle cette mère avait marché de si loin.
On voyait des clartés aller et venir aux lucarnes de la tour, et, à une rumeur qui en sortait, on la devinait pleine d’une foule d’hommes dont quelques silhouettes débordaient en haut jusque sur la plate-forme.
Il y avait près de la batterie un campement dont Michelle Fléchard distinguait les vedettes, mais, dans l’obscurité et dans les broussailles, elle n’en avait pas été aperçue.
Elle était parvenue au bord du plateau, si près du pont qu’il lui semblait presque qu’elle y pouvait toucher avec la main. La profondeur du ravin l’en séparait. Elle distinguait dans l’ombre les trois étages du château du pont.
Elle resta un temps quelconque, car les mesures du temps s’effaçaient dans son esprit, absorbée et muette devant ce ravin béant et cette bâtisse ténébreuse. Qu’était-ce que cela? Que se passait-il là? Était-ce la Tourgue? Elle avait le vertige d’on ne sait quelle attente qui ressemblait à l’arrivée et au départ. Elle se demandait pourquoi elle était là.
Elle regardait, elle écoutait.
Subitement elle ne vit plus rien.
Un voile de fumée venait de monter entre elle et ce qu’elle regardait. Une âcre cuisson lui fit fermer les yeux. À peine avait-elle clos les paupières qu’elles s’empourprèrent et devinrent lumineuses. Elle les rouvrit.
Ce n’était plus la nuit qu’elle avait devant elle, c’était le jour; mais une espèce de jour funeste, le jour qui sort du feu. Elle avait sous les yeux un commencement d’incendie.
La fumée de noire était devenue écarlate, et une grande flamme était dedans; cette flamme apparaissait, puis disparaissait, avec ces torsions farouches qu’ont les éclairs et les serpents.
Cette flamme sortait comme une langue de quelque chose qui ressemblait à une gueule et qui était une fenêtre pleine de feu. Cette fenêtre, grillée de barreaux de fer déjà rouges, était une des croisées de l’étage inférieur du château construit sur le pont. De tout l’édifice on n’apercevait que cette fenêtre. La fumée couvrait tout, même le plateau, et l’on ne distinguait que le bord du ravin, noir sur la flamme vermeille.
Michelle Fléchard, étonnée, regardait. La fumée est nuage, le nuage est rêve; elle ne savait plus ce qu’elle voyait. Devait-elle fuir? Devait-elle rester? Elle se sentait presque hors du réel.
Un souffle de vent passa et fendit le rideau de fumée, et dans la déchirure la tragique bastille, soudainement démasquée, se dressa visible tout entière, donjon, pont, châtelet, éblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l’incendie, réverbéré sur elle de haut en bas. Michelle Fléchard put tout voir dans la netteté sinistre du feu.
L’étage inférieur du château bâti sur le pont brûlait.
Au-dessus on distinguait les deux autres étages encore intacts, mais comme portés par une corbeille de flammes. Du rebord du plateau, où était Michelle Fléchard, on en voyait vaguement l’intérieur à travers des interpositions de feu et de fumée. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.
Par les fenêtres du second étage qui étaient très grandes, Michelle Fléchard apercevait, le long des murs, des armoires qui lui semblaient pleines de livres, et, devant une des croisées, à terre, dans la pénombre, un petit groupe confus, quelque chose qui avait l’aspect indistinct et amoncelé d’un nid ou d’une couvée, et qui lui faisait l’effet de remuer par moments.
Elle regardait cela.
Qu’était-ce que ce petit groupe d’ombre?
À de certains instants, il lui venait à l’esprit que cela ressemblait à des formes vivantes, elle avait la fièvre, elle n’avait pas mangé depuis le matin, elle avait marché sans relâche, elle était exténuée, elle se sentait dans une sorte d’hallucination dont elle se défiait instinctivement; pourtant ses yeux de plus en plus fixes ne pouvaient se détacher de cet obscur entassement d’objets quelconques, inanimés probablement, et en apparence inertes, qui gisait là sur le parquet de cette salle superposée à l’incendie.
Tout à coup le feu, comme s’il avait une volonté, allongea d’en bas un de ses jets vers le grand lierre mort qui couvrait précisément cette façade que Michelle Fléchard regardait. On eût dit que la flamme venait de découvrir ce réseau de branches sèches; une étincelle s’en empara avidement, et se mit à monter le long des sarments avec l’agilité affreuse des traînées de poudre. En un clin d’œil, la flamme atteignit le second étage. Alors, d’en haut, elle éclaira l’intérieur du premier. Une vive lueur mit subitement en relief trois petits êtres endormis.
C’était un petit tas charmant, bras et jambes mêlés, paupières fermées, blondes têtes souriantes.
La mère reconnut ses enfants.
Elle jeta un cri effrayant.
Ce cri de l’inexprimable angoisse n’est donné qu’aux mères. Rien n’est plus farouche et rien n’est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.
Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère.
C’était ce cri que le marquis de Lantenac venait d’entendre.
On a vu qu’il s’était arrêté.
Le marquis était entre l’issue du passage par où Halmalo l’avait fait échapper, et le ravin. À travers les broussailles entre-croisées sur lui, il vit le pont en flammes, la Tourgue rouge de la réverbération, et, par l’écartement de deux branches, il aperçut au-dessus de sa tête, de l’autre côté, sur le rebord du plateau, vis-à-vis du château brûlant et dans le plein jour de l’incendie, une figure hagarde et lamentable, une femme penchée sur le ravin.
C’était de cette femme qu’était venu ce cri.
Cette figure, ce n’était plus Michelle Fléchard, c’était Gorgone. Les misérables sont les formidables. La paysanne s’était transfigurée en euménide. Cette villageoise quelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendre brusquement les proportions épiques du désespoir. Les grandes douleurs sont une dilatation gigantesque de l’âme; cette mère, c’était la maternité; tout ce qui résume l’humanité est surhumain; elle se dressait là, au bord de ce ravin, devant cet embrasement, devant ce crime, comme une puissance sépulcrale; elle avait le cri de la bête et le geste de la déesse; sa face, d’où tombaient des imprécations, semblait un masque de flamboiement. Rien de souverain comme l’éclair de ses yeux noyés de larmes; son regard foudroyait l’incendie.