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— Qu’espérez-vous voir ? soupira-t-il. Dès que l’auto surgira au tournant de Grevendamm, elle sera déjà dans l’entrepôt.

— Cette attente est effroyable car elle n’en finit pas. Quelle heure est-il ?

— Bientôt la demie, dit Gessler sans consulter sa montre ; les sirènes des chantiers ne vont pas tarder.

Lisa s’approcha du transistor et tourna le bouton. Une musique redondante déferla dans la pièce, les faisant sursauter l’un et l’autre. Lisa se hâta d’appuyer sur les touches sélectives du poste jusqu’à ce qu’elle obtînt un speaker, mais il ne s’agissait pas d’informations et, dépitée, elle finit par éteindre le transistor.

— L’éther est plein de bruits qui ne m’intéressent plus, remarqua-t-elle.

L’avocat s’assit en biais sur une chaise garnie d’un cuir râpé.

— Je me demande comment vous allez réagir en le voyant, dit-il.

— Je me le demande aussi, affirma Lisa en le regardant droit dans les yeux.

Elle ajouta, d’un ton peureux :

— Si je le revois…

Gessler envisagea un instant ce que serait la vie dans l’hypothèse d’un échec. Pouvait-il s’empêcher de le souhaiter confusément ?

— Vous le reverrez, promit-il…

Le conducteur regardait attentivement dans son rétroviseur.

— On ne voit rien ? questionna Freddy.

Baum secoua négativement la tête. Il avait un drôle de sourire qui ressemblait plutôt à une grimace. Il passa la main sous son derrière car quelque chose lui piquait les fesses et ramena l’allumette que mâchouillait le gardien avant l’agression du tunnel. Il l’expédia d’une chiquenaude par la portière ouverte. Il roulait à faible allure à cause des ouvriers qui déferlaient à contre-courant. Mais à un moment donné il prit une petite voie privée, fermée par une palissade et qui traversait un chantier en construction. Ce jour-là le chantier était désert et Baum avait pris la précaution d’écarter la palissade avant le coup de main. Cela lui permettait de gagner trois ou quatre cents mètres avant de rejoindre Grevendamm.

Lorsqu’ils débouchèrent sur cette voie encombrée, Freddy sentit que son cœur s’emballait. Il s’attendait à entendre mugir une sirène d’un instant à l’autre. Mais tout paraissait infiniment paisible et quotidien. Les deux hommes assommés remuèrent. Freddy les calma d’un coup de pied rageur.

— C’est pas le moment ! grommela-t-il.

Son camarade allemand sourit et prit à gauche dans une large impasse terminée par un quai de ciment servant au chargement des camions. Freddy vit les portes béantes de l’entrepôt et il découvrit la chétive silhouette de son ami Paulo, immobile derrière le rideau de pluie.

Il lui trouva l’air lugubre et fut frappé par son aspect rabougri. Paulo ressemblait à un vieux pommier épuisé. « Il a drôlement vieilli et je ne m’en étais pas aperçu », songea Freddy.

Le fourgon vira sec et pénétra dans l’entrepôt. L’ampleur du bâtiment décupla le ronflement du moteur. Baum coupa le contact et, tournant son visage lourd vers Freddy, il lui décocha un clin d’œil triomphant.

— Je commençais à me faire vioque ! dit Paulo en ouvrant la portière, tout a bien carburé ?

— Au poil, assura Freddy, comme dans les rêves qui réussissent !

Il descendit et montra les deux hommes recroquevillés dans la cabine.

— Occupe-toi de ces clients, dit-il.

Un acolyte de Baum qui attendait dans l’entrepôt venait de faire coulisser les lourdes portes bardées de fer. Freddy fut comme chaviré par un intense sentiment de sécurité. Après la tension des minutes qu’il venait de vivre, la pénombre et le silence de sanctuaire de l’entrepôt lui faisaient l’effet d’un bain tiède. Pendant le court trajet à bord du fourgon il avait récupéré la clé des portes arrière dans la vareuse du garde. Il ouvrit le fourgon. Un étroit couloir éclairé par la lumière blafarde d’un plafonnier lui apparut.

Un garde en uniforme était assis au fond du couloir sur un strapontin. L’homme tenait une mitraillette entre ses genoux. Il considéra Freddy avec incertitude et se leva. Freddy lui sourit. Le garde fit trois pas, et c’est alors seulement qu’il aperçut l’entrepôt. Freddy l’attrapa par une jambe et tira. L’homme bascula en arrière. Freddy le sortit à demi du fourgon tandis que le garde essayait de récupérer sa mitraillette. C’était une lutte bizarre, calme et sauvage.

Walter, le second Allemand de l’expédition, celui qui avait attendu dans l’entrepôt, s’avança, tenant une énorme clé anglaise à la main. Il écarta Freddy d’une bourrade et plaça un terrible coup de clé sur le front du garde. Cela fit un bruit hideux. L’homme fut foudroyé. Freddy n’avait jamais vu assommer un type d’une manière aussi expéditive.

Il existait trois cellules de chaque côté du couloir qui partageait le fourgon.

— Hello, Franky ! lança-t-il, annonce la couleur !

Il y eut quelques secondes d’un silence glacé. Freddy sentit un frisson le long de son échine, lorsqu’il se dit que Frank n’était peut-être pas dans la voiture. Quelques coups sourds firent vibrer la première porte de droite, lui redonnant espoir. Il enjamba le cadavre du garde et actionna le verrou qui la fermait. Il découvrit un homme d’une trentaine d’années, sagement assis dans l’espèce de niche-cellule. Une faible lumière grisâtre éclairait mal le visage du détenu. C’était bien Frank.

Un Frank aussi impassible et élégant qu’autrefois.

— Terminus ! lui lança joyeusement Freddy.

Frank se leva sans hâte et sortit de sa prison roulante, aussi nonchalamment qu’on descend d’un autobus. Il regarda autour de lui, calmement, presque sans surprise. Il vit venir Paulo, poussant devant lui les deux autres gardes avec le canon d’un revolver et le visage grave de Frank s’éclaira d’un léger sourire.

— Vous avez personne au c… ? demanda Paulo à Freddy.

— Je ne pense pas.

— Faites vite grimper ces idiots à l’intérieur ! hurla Baum.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Paulo.

Puis, par-dessus l’épaule, il lança à Frank :

— Prends l’escalier, Frank, elle est en haut !

Frank s’engagea dans l’escalier sans se retourner.

Lisa se prit la tête à deux mains. Elle n’aurait pas cru que sa joie pût être aussi intense. Elle avait du mal à retenir un cri féroce.

— Ils ont réussi, balbutia-t-elle.

Puis, se jetant sur Gessler, elle blottit sa tête contre la poitrine de l’avocat. Gessler resta immobile, bras ballants, n’osant l’étreindre.

— Oh ! merci ! merci ! merci !